Après cinq ans et près de deux cents écrits par une dizaine d’auteurs, avec autant de commentaires par les uns et les autres, Marque-pages Soissons tire sa révérence. Chacun des quatre auteurs fondateurs a son mot à dire à cette occasion.

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A notre regretté Marque-pages
par Catherine

Au début, tout était facile.

L’écriture avec Marque-pages, c’était comme une balade au volant de mon cabriolet, un après-midi d’été, cheveux au vent, sourire aux lèvres !

Puis avec l’automne, la route est devenue un brin hostile.
Finie la décapotable, le vent abattait ses bourrasques qui s’ enroulaient autour de mes roues en sifflant
Mes pensées se concentraient à cette époque sur la route : surtout ne pas me laisser distraire si je ne veux pas finir dans le bas-côté.

Et puis ce fut le cauchemar de l’hiver, sournoisement embusqué depuis la sainte Catherine.
Il me frappa de plein fouet, un soir, déversant toute sa réserve à neige sur ma route.
De loin, je voyais mes petits copains de Marque-pages qui roulaient vaillamment dans leurs véhicules équipés de chaînes.
Dans un tournant, ma voiture amorça une longue glissade, telle une luge sur une patinoire, et ma course s’acheva dans une congère.
C’est là que je suis restée ensevelie, le cerveau congelé, jusqu’à cet instant où j’écris.

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Feu : on tire un trait sur Marquepages
par Jeannine

Au départ, après quelques réunions échangistes
nous étions quatre sur le starting blog
prêts à en découdre pour enfiler des mots
écrire des souvenirs, des fictions, des émotions
A partir d’une photo, choisie par chacun à tour de rôle
Je l’attendais avec impatience, ce sujet imposé
Ensuite, j’entrais dans les affres de l’écriture
dont je me délecte toujours aujourd’hui
Certains d’entre nous se sont révélés rapides à la détente
prêts à dégainer leurs textes illico presto
Stressant pour d’autres, entraînés par leurs prétextes
à repousser le moment fatidique qu’est ce duel sur page libre :
l’affrontement entre l’auteur et sa contrainte
Après, nous avons vécu l’attente de la réaction du lecteur
et aussi l’arrivée d’autres écrivants
Là, déception, on se lisait bien entre nous
mais force est de reconnaître que même si quelques isolés nous ont rejoint
sur un temps court, nous n’avons pas vu venir
l’essaim d’écrivants soissonnais
que nous rêvions d’accueillir dans notre ruche
Nous avons bien monté quelques radeaux
pour essayer d’attirer des naufragés en mal d’édition
Il s n’ont pas fait légion
L’été est fini
pour Marquepages, il est temps d’hiberner
mais les pages ne sont-elles pas faites pour être tournées ?
Une nouvelle histoire se profile peut-être à l’horizon
celle de nos devenirs à chacun
Et qui sait une prochaine rencontre sur un autre îlot de création

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Sur un rafiot
par Denis

Je retiendrai surtout les sentiments qui me liaient aux trois autres auteurs fondateurs pendant les premiers temps de cette équipée, quand nous sommes partis sur un rafiot pour faire le tour du monde en mots. La chaleur de nos contacts correspondait, non pas aux affinités amicales, mais à la force de notre engagement partagé dans l’activité intime qu’est l’écriture.

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L’écriture
par Jean

L’écriture est d’abord un acte personnel. Je veux dire que j’écris d’abord pour satisfaire un besoin solitaire. Et puis vient l’idée d’un partage. Avec les proches (je leur lis ce que je viens d’écrire), puis avec mes amis, en enfin je suis prêt à étendre mon public à des inconnus

Orgueil et vanité ? Sans doute…mais dans ce cas tout écrivain l’est puisqu’il ne garde pas pour lui sa littérature.

L’expérience Marque-pages est cette tentative d’un groupe d’écrivains en herbe de lancer sur le vaste monde de l’Internet leurs textes à travers cet instrument : le site de Marquepages.

Faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? Les deux bien sûr ! Depuis 3 ans : 6 000 visites, 26 000 pages vues, une moyenne d’un peu plus de 2 minutes par visite. C’est l’aspect plutôt positif du constat. En revanche : peu d’ouverture vers de nouveaux visiteurs (seulement la moitié des visites). En ce sens Marque-pages n’a pas su conquérir un nouveau public.
Alors terminons sur deux airs de chansons : celle de la môme Piaf : « Non je ne regrette rien », et celle de Prévert et ses feuilles mortes à la fin de laquelle “la mer efface le pas des amants oubliés”.

Nous n’avons plus d’obligations mais le site sera toujours là pour recueillir vos textes sur les sujets qui vous auront inspirés au détour d’un chemin de traverse ou au lendemain d’une nuit d’insomnie.

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En avril 2011 j’ai publié « Notes sur un travail en cours » sur Marque-pages Soissons. Il contenait une partie d’un texte intitulé « Des pierres et des hommes », un duo entre une série de gestes datant du début de la sédentarisation de l’homme, pour construire une maison ou enclore du bétail, et des illustrations miniatures de comportement humain de notre ère.

J’ai voulu le reprendre et le terminer. Son sens ne m’est pas complètement clair ; mais j’ai appris, en écrivant pour ce blog, à laisser filer une histoire, parfois la suivre plutôt que de la mener.

24 sept : Ce n’était pas encore ça. L’ordre des illustrations manquait de rythme, la construction du mur n’allait pas suffisamment de l’individu vers la communauté. C’est fait.

Des pierres et des hommes

La première pierre est enchâssée dans la terre, émergeant à peine du gazon. Je l’en détache, mes doigts servant de levier. Sa forme reste derrière elle comme un demi-œuf en creux. Je la soulève à deux mains.

Eglise St Jean-Baptiste de la Salle, Paris. Dans le groupe d’endeuillés devant la double courbe des marches qui montent à l’église, Philippe l’aperçoit mais hésite. Est-ce Adrienne ? Ayant été jeunes collaborateurs sur un livre, ils ne s’étaient retrouvés que des décennies plus tard. Il était sûr qu’elle avait lors de ces retrouvailles-là dû, comme lui, chercher le visage familier sous la charge des années. Mais le vieillissement qui déguise et déroute était ainsi reconnu une fois pour toutes.

Pourtant, ces quelques années plus tard, le doute est revenu. Il faut à nouveau examiner de loin ces traits, les aligner avec ceux de la jeune puis la moins jeune femme. Plus ou moins décidé, il avance vers elle. Entre les deux personnes avec lesquelles elle discute, Adrienne le voit. Une fraction de seconde elle laisse repartir son regard, puis le ramène sur lui. Elle dit « Tiens ! ». Autant qu’un signe de reconnaissance, Philippe y voit l’intention de gagner encore un instant. L’hésitation conclue, ils s’approchent l’un de l’autre, se penchent, s’embrassent, avec le sérieux qu’exige la situation funèbre, mais dans un soulagement presque rieur. Philippe et Adrienne se reconnaissent, au moins cette fois-ci.

Nous prenons une pierre dite « à deux hommes », car il faut être deux pour la manier.

La Civette, Soissons. Le gamin me regarde, moi Dylan, à la sortie du tabac. Je porte mon pantalon large à treillis, mon débardeur noir avec un aigle et plein de mots en angliche autour, mes chaussures conséquentes, peut-on dire. Je tire sur ma cigarette, la tenant entre le pouce et trois doigts, comme un gros cigare qui aurait rétréci. Je tire comme si mes poumons ne pouvaient respirer que cette fumée. Le gamin m’a attendu dehors. Il me regarde, dans ses yeux une affamante aspiration à faire comme moi, à avoir mon air, à m’être. Je tire sur son regard comme sur ma cigarette, mais ne le retourne pas. Allez, petit con, on y va ?

A plusieurs nous posons la deuxième assise, épousant la première. Elle suffit pour confirmer que nous érigeons ce que nous ne savons pas encore appeler un mur.

Grand théâtre de l’Opéra, Belfast. Maureen a huit ans et ose à peine bouger. Ses mains sont posées à plat sur la jupe de sa robe, incrustée de minuscules perles noires qui la raidissent comme un brocart. La robe la fait belle, mais à condition qu’elle rende la politesse en gardant sa pose. Elle est dans un fauteuil d’orchestre. Sur la scène, un conte de fées s’encanaille pour accommoder des danses, des chansons, des tours comiques. C’est la tradition à Noël.

Les lumières qui écrasent le plateau remplissent Maureen. Tant de beauté dans cet autre monde là-haut, à quelques pas. L’héroïne au casque d’or, et sa courte tunique blanche au liséré également doré, en sont illuminées jusqu’à l’irréel. Sa peau est éclatante, les plis de son vêtement donnent le « la » du gracieux.

A l’entracte un miracle a lieu. La blonde étoile descend dans la salle pour vendre la partition du tube du spectacle. L’oncle de Maureen lui donne un shilling. « Tu peux le garder, ou acheter la musique. » Maureen se lève, avance, tend la pièce.

Vu de près, le tissu du costume de scène est rêche, à peine blanc, et taillé aux ciseaux sans ourlet. La peau, engorgée de maquillage, n’est pas lumineuse mais luisante. Maureen prend la feuille, retourne à sa place. Sa grande robe la contient, une fine armature à l’intérieur de laquelle son corps ondoie comme un souffle qui grandira, grandira jusqu’à ne plus y tenir, mais pas encore ce soir.

Tout le monde fouille dans le tas de pierres ramassées. J’en extrais une grande plate de forme plus ou moins régulière. Je la dépose en haut, la cale.

Clos du Phénix, Villeblain. Je tire l’ongle de mon pouce sur mes lèvres, de gauche à droite. Dans ce visage bouffi par la mousse à raser, elles en sont dégagées. C’est le même geste que je voyais faire mon père lorsque toute la famille partageait une chambre pendant les vacances de bord de mer. La sensation est trouble. Malgré nos différences et différends, nos distances et incompréhensions durables, tous mes efforts pour m’en séparer et m’en distinguer, être un autre homme, me voici lié à lui par ce geste pourtant banal. Il est utilitaire mais, en le reconnaissant comme le sien, j’en fais une partie de mon héritage paternel, mon patrimoine. La pierre est placée, je ne l’enlèverai pas.

Ça y est, l’assemblage empêchera de s’échapper ou de faire irruption. Ensemble nous avons placé les pierres, nous ne les enlèverons pas.

 


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Un homme violent parlait dans « La rouge et la blanche » de mai 2011. Une lectrice, Domi Dupuy, me demande de faire entendre la voix de sa femme violentée.

Je ne m’exprime pas facilement. C’est comme s’il y avait une main sur ma bouche.

Mon père avait quatre fils, et ne savait jamais si je venais entre le second et le troisième, ou entre le troisième et le quatrième. Bref, les filles il n’en avait que faire. Quand toute petite j’essayais de grimper sur ses genoux, il me repoussait : « Seule ma chienne vient sur mes genoux. » Ma mère m’a éloignée en me tirant par l’épaule. Elle avait l’habitude de prolonger les gestes de son mari en les amplifiant.

Ce n’est pas logique, mais à partir de ce jour-là mes frères, même le cadet, m’appelaient « la chienne ».C’est à l’adolescence qu’ils ont compris que je pouvais servir à quelque chose, et ont laissé tomber l’article. « Chienne. » Mon petit frère n’y participait pas, mais regardait goulûment faire les autres, et aidait parfois à me tenir. Ils cachaient la chose à ma mère, mais de toute façon elle aurait préféré ne pas savoir.

Quand je suis partie de la maison, je manquais de confiance en moi. J’avais plutôt peur des hommes, ne voyais aucun bénéfice à les fréquenter. Un homme avec qui je travaillais m’a traitée de « Salope » quand je n’ai pas voulu qu’il me pelote dans l’ascenseur.

Une collègue m’a convaincue de l’accompagner à une soirée. Je n’osais pas parler ni danser, m’occupais de mon verre, mais en regardant les autres du coin de l’œil. J’ai paniqué lorsque mon futur mari s’est approché. Il m’a pris la main, et m’a dit - c’est drôle de penser qu’il me vouvoyait - : « Vous avez décidément l’air de ne pas vous rendre compte que vous êtes très, très belle. » L’ai-je cru ? Au moins, j’ai su qu’il me choisissait.

Il m’a frappée deux ou trois fois avant de m’épouser, mais j’étais rassurée de voir qu’il ne s’entendait pas avec mes frères au mariage. Pourtant, je n’avais rien dit. Chacun d’eux faisait comme si rien ne s’était jamais passé, me regardait même dans les yeux. Ma mère pleurait, lui jouait brièvement le fier père de la mariée, puis s’est mis à boire

Je ne sais pas expliquer que mon mari me bat. Je ne crois pas aux raisons qu’il donne - un repas, la maison, un geste, un mot, un regard. Mais je crois à sa honte, quand il me la dit. Je vois le fond de son désarroi dans les yeux. Je vois aussi que cela le calme, et que nous pouvons alors vivre de grands moments de soulagement.

Un jour dans un train bondé nous n’avons trouvé qu’une place. Il s’est immédiatement assis, et m’a prise sur ses genoux. Il se fichait si d’autres passagers souriaient. Il m’a tenue par la taille. J’étais gênée, fière, et mon bonheur était une chaleur intime. Il ne regarde jamais d’autres femmes. Je lui suffis.

Les services sociaux, les médecins, même la police m’ont questionnée, mais je ne sais pas quoi leur dire. Je ne porte jamais plainte. Je suis enceinte depuis trois mois, mais je ne crois pas que l’enfant naîtra. Il y a deux jours il m’a fait tomber à travers une chaise, et j’ai eu un mal lancinant dans le ventre. Je n’ai pas encore vu le médecin, car il ne croit plus aux chutes par maladresse, et risque d’appeler la police.

Une fois une assistante sociale m’a prise en amitié, venait me voir, et m’encourageait à le quitter. Je n’ai pas répondu, et elle est partie en criant « Tu trahis toutes les femmes ! » Je ne l’ai plus revue.

Comment faire comprendre que tout s’est décidé au premier moment ? Ce n’était probablement pas la première fois qu’il abordait ainsi une femme, mais lui et moi nous nous sommes moins rencontrés que reconnus. Il me choisissait ce jour, comme un chat ou un chien dans un refuge. Je l’ai aimé tout de suite, et cela ne change pas. Personne n’accuse un chien battu de trahir les autres chiens en aimant son maître.

Je ne suis pas une chienne. Mais la colère et la haine, qui me rendraient libre, sont bien plus éloignées que la mort, qui me fait coucou chaque fois que les coups de poing pleuvent.


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Qu’est-ce qui conditionne fortement le devenir d’un homme ? Réponse : son enfance. Par exemple, dans mon cas personnel, je suis né dans une usine ! Non je ne plaisante pas.
Mon grand père était contremaitre de l’usine (voir photo) et il avait ce qu’on appellerait aujourd’hui une « maison de fonction ». Mes parents, sans le sous, habitaient là.
J’ai vu le jour par un petit matin de décembre, dans la chambre à coucher de mes parents.

Naturellement la totalité de l’usine fut mon premier terrain de jeu. Chevauchant comme un destrier ma « trottinette », je parcourais et découvrais cet univers enfumé et malodorant de l’usine. Les chaudières me faisaient un peu peur. De temps en temps un ouvrier ouvrait la porte de chargement et je pouvais voir ce qui est longtemps resté dans mon esprit comme l’idée de ce qu’était l’Enfer. Ces chaudières alimentaient, entre autres, une énorme machine (voir aussi la photo) qui crachait de la vapeur.

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Mon grand père (point jaune) en usine

Bien sûr tout cela nécessitait de l’entretien. C’est là qu’intervenait mon grand père. De formation « ouvrier-ajusteur » il était chargé, en plus du commandement des équipes d’ouvriers, de réparer les pièces défectueuses. Il disposait pour ce faire d’un atelier composé principalement d’une forge et d’un tour. Il y avait aussi une perceuse sur colonne et une meule à affuter les outils. Je le regardais faire et il m’enseignait son art. A dix ans je savais monter une pièce sur le mandrin, régler le jeu d’engrenages qui donnaient la bonne vitesse à la « vis trainard », donner le bon angle d’attaque à l’outil sur son «chariot», etc…
J’ai fait ainsi mes classes de bricolage en même temps que celles de l’école primaire. Après cela comment ne pas devenir ingénieur ?

Lorsque mon père approcha du terme de sa vie, il souhaita revoir son pays natal, la Tunisie, et en particulier l’usine qui m’avait vu naitre.
Elle était complètement en ruine et à l’abandon. C’est avec une émotion indescriptible que je retrouvai le vieil atelier.
Ecartant les rideaux de toiles d’araignées qui pendaient du plafond j’ai pris cette photo du vieux tour abandonné sur lequel mon grand père travaillait et moi j’avais joué.

 

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Le vieux tour à l'abandon

Un jour, poussé par je ne sais quelle curiosité, je suis allé sur «Google Earth» voir les photos satellite de ce haut lieu de ma mémoire. Je n’ai rien vu qu’un vaste terrain vague sur lequel  la poussière de l’oubli se promène encore un peu, au gré du vent marin, prête à retomber dans l’oubli définitif.

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brancourtUn de mes plus beaux projets de bricolage, porteur de sens et de sentiments, ne s’est pas réalisé.

Nous avons cru un moment, au carrefour d’Hartennes, que la gendarmerie allait tout faire capoter. Avec un ami, je transportais un cerisier sauvage, enlevé à la cerisaie débordante de son jardin de Violaine (près de Louâtre, pas celui de la vallée de la Crise) pour être planté dans le mien, presque vide, de Villeblain, la Valle Bellando moyenâgeuse, près de Chacrise. L’arbre, déjà démesuré pour une gaule, était surtout trop grand pour être attaché au toit de sa voiture modeste. Les racines nous surveillaient par le pare-brise avant, le feuillage s’étendait derrière, une queue de paon en attente de déploiement.

Trop tard : ils nous avaient repérés. « Contrôle, messieurs. » Un coup d’œil sur les papiers du chauffeur, c’est tout. Ils ne recherchaient pas une voiture avec un arbre, et s’amusaient de l’affabilité exagérée que nous montrions pour faire passer une éventuelle infraction.

Ensemble nous avons fait un grand trou dans le gazon devant la maison. Le jeune arbre s’y dressait comme un arbre adulte.

Le cerisier n’a jamais « profité », comme disait notre vieux voisin venu du Nord. Terrain trop sec, selon les uns. Nous avons percé des trous pour l’inonder d’eau. Trop humide, selon les autres. Nous avons bouché les trous. Un autre voisin est venu couper toutes les branches du milieu, pour l’aérer. Les gelées laissaient rarement se former les cerises lesquelles, quand il en survivait, étaient acides. Le cerisier donnait la seule ombre du jardin pour manger dehors, et de petites bêtes noires s’en détachaient pour saupoudrer nos assiettes comme du poivre. Les feuilles tombaient déjà en été comme des papillons abîmés.

L’abattre, alors ? Pas si simple. C’est qu’il faisait le tiers d’un ensemble qui comptait pour moi. L’arbre planté et la maison en tout début de travaux, j’étais retourné en Inde. Au Népal, une compagne de voyage à qui je racontais la maison et l’arbre m’avait cité un dicton allemand, affreusement réactionnaire, je m’en rends compte aujourd’hui, mais l’Himalaya qui se pressait autour de nous donnait une force de mythe à toute parole : « Pour qu’un homme soit un homme, il faut qu’il bâtisse une maison, plante un arbre et ait un fils. » Or c’était un secret, mais la mère de mon futur enfant l’attendait en Europe.

Dès sa naissance le trio, maison, arbre et fils, était donc sacrément relié, jusqu’à tenir du sacré. Comment défaire un élément du cercle sans risquer de déstabiliser les autres ? Le cerisier était dispensable, mais sa disparition ne mettrait-elle pas en question le foyer et l’enfant ? Nous avons laissé passer les années. La maison s’est équipée et embellie, le garçon a grandi, étudié, voyagé, frôlé la mort. L’arbre peinait.

Qui a eu l’idée lumineuse et libératrice ? Le fils abattrait le cerisier. Il y a grimpé, avec une hache à main et une scie (tronçonneuse ? bah !). Pour lui c’était un travail qu’il savait important ; moi j’étais pénétré par la grave et belle portée de ses gestes. Un tas de branches, branchages, brindilles s’est accumulé, le court tronc principal a été rangé à part. Je crois que nous avons tous aidé pour la souche, sectionnant les racines, faisant craquer nos muscles à pousser et tirer pour la faire céder.

C’était fait, la maison ne s’était pas écroulée, ni le fils. Le cercle, au lieu d’être rompu, était parfait.

Pour prolonger le mythe, je me suis engagé à donner à chaque membre de cet autre cercle, le familial, un objet en bois de merisier. Un petit-neveu a amené le tronc dans sa fourgonnette à Braine, chez un ami ébéniste qui en ferait des planches. Elles sècheraient dans sa cour, puis j’en ferais une boîte et une étagère et un tabouret et une petite table. Le cercle serait plus que parfait.

Mais l’ébéniste est mort trop tôt. Rendant visite à sa veuve, je jetais des regards discrets dans la cour. Le tronc y a traîné un temps puis, alors qu’il n’aurait pas encore été convenable de le récupérer, je ne l’ai plus vu. A-t-il au moins servi à chauffer la grande maison, dans laquelle le vide laissé par le mort faisait galoper les courants d’air ?

 


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marque-pages-11-08Août - les queues aux caisses des magasins de bricolage le montrent - est le mois des initiatives d’aménagement. Voilà pourquoi nous proposons cette image d’un atelier à Brancourt. Il arrive à concilier l’efficacité et la nonchalance, en évitant les deux écueils du rangement obsessionnel et du laisser-aller bordélique. Clefs de dix ou de douze, marteaux, même le mystérieux numéro « 12 » : qu’en tireront les auteurs de Marque-pages Soissons ? D’ailleurs, bricoleur et auteur sont-ils si éloignés l’un de l’autre ?


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La démarche était pourtant résolument contemporaine. Un contact repéré en ligne, une demande envoyée et transmise, et un message revient du destinataire visé, ancienne camarade de faculté.

Sous quelques amabilités, un silence dans lequel j’entends tourner la clef qui ouvre la porte sur les années écolières, lycéennes, étudiantes et leurs sentiments confus.

L’amour, le bonheur, la haine, la colère s’apprennent dans la famille, peuplée de ses personnages primaires. Mais c’est par la cohabitation scolaire que ces sentiments se compliquent, se nuancent, doivent se gérer. L’amitié et son contraire, l’ennui, la concurrence, la soumission ou la rébellion : l’apprentissage scolaire accompagne celui de la vie en société.

La leçon la plus aride est la résignation envers les déceptions, indifférences et trahisons. Quand elle n’a pas été entière, au moindre bruit elle s’agite dans son sommeil adolescent.

J’ai touché à ces préoccupations dans un récit en anglais. Rédigé pour mes contemporains irlandais (un camarade devenu médecin à succès à New York se souvient des couleurs des capucines du parterre qui y figure), il avait un accent qui ne se transmet pas. Voici ce qui a été forcé à travers le tamis de la traduction, devenant ainsi non pas moindre mais autre.

Les leçons de Wingfield

A part une seule matinée, dans des locaux temporaires pour les enfants évacués vers cette station balnéaire, et où je portais un gilet rouge (dont le ton exact est encore dans mes yeux, alors que je me souviens à peine de ce que je portais hier), Wingfield, un matin de septembre, constituait ma première expérience de l’école, ma première sortie non accompagnée hors de la vie de famille.

Wingfield était une grande villa dans laquelle une famille aisée avait vécu, les salons en bas et les greniers sous le toit. Nous chantions notre hymne chaque matin dans le grand salon, et la classe de 10e avait cours dans la salle à manger. Je n’ai jamais pu m’habituer aux établissements scolaires tout en longs couloirs et cloisons vitrées.

Comme la couleur du gilet, les souvenirs de Wingfield sont conservés moins dans ma tête que dans mon anatomie (sentir le bois du banc sur les jambes nues, tourner à toute vitesse en passant les paliers de l’escalier, courir dans la cour, me régaler de somptueuses envolées sur une balançoire bien trop haute pour la règlementation actuelle). Seules subsistent des bribes de cours. Je me souviens quand même d’un moment transformateur lorsque j’ai su épeler, une compétence qui a fait ma réputation toute ma vie et dans plusieurs langues. Je me souviens moins d’arithmétique et d’histoire naturelle que de leçons plus fondamentales : me faire des amis et des ennemis, bouillonner d’exubérance et donc être souvent écrasé, taquiner et me faire harceler, ressentir la fierté et la honte.

J’ai appris la portée de la fidélité. Alors que nous parlions en classe d’animaux domestiques, j’ai prétendu imprudemment avoir dans ma chambre un rouge-gorge en cage. La maîtresse m’a cuisiné mais, le cœur contracté, je m’accrochais à mon histoire. Mon meilleur ami a levé la main. « C’est vrai, maîtresse, je l’ai vu. »

J’ai fait la découverte de la brutalité. Une professeur de musique venue du grand lycée m’a giflé pendant une leçon de chant. Je ne lui ai jamais pardonné, et j’en suis devenu un défenseur féroce des enfants contre de tels abus.

Un parterre de fleurs circulaire divisait en deux le chemin qui menait à la porte principale de Wingfield. Il devait être de taille modeste, mais me paraissait si vaste que, s’il avait été un bois, j’aurais pu m’y perdre. Nous observions une loi qui l’emportait sur toutes les règles imposées par l’école, et l’enfreindre, même involontairement, mettait en péril sa réputation (un risque plus grave pour de jeunes enfants que perdre sa vie). Les garçons passaient autour du parterre par la gauche, les filles par la droite. Les amis, les frères et les sœurs se séparaient, pour se retrouver plus loin. Un parent en visite devait être dirigé vers le bon côté ; si son père et sa mère étaient ensemble - un événement heureusement rendu rare par la stricte frontière entre l’école et la famille - quelque fût leur choix on était en butte aux railleries : soit sa mère n’avait aucune pudeur du tout, du tout, soit la virilité de son père était mise en question. Ce parterre illustrait les rigides rôles masculins et féminins que nous imposait l’époque, aussi incontournables que de devoir haïr les Allemands. Des contradictions intérieures ne pouvaient qu’être refusées, ou traitées avec un maximum de discrétion ou, pour quelques téméraires, affichées effrontément. La camisole existe encore, mais je la vois moins serrer mes enfants, qui ont même pu s’en amuser.

J’ai appris à écrire à Wingfield, et la démarche n’a pas beaucoup changé depuis ces premiers essais. Une composition intitulée « Quand je serai grand » se terminait, à ma surprise autant qu’à celle du maître (il l’a bien notée, mais en la transmettant au proviseur et en demandant à voir mes parents), par les mots : « et alors je passerai le coin de rue et me pendrai avec mes bretelles. »

L’écriture n’a jamais cessé de m’intriguer et de m’intimider. Je prends le stylo ou le clavier, les mots sortent (bien orthographiés), mais ils ne disent jamais ce à quoi je m’attendais. Les quelques rappels que je devais dresser ici sont devenus une visite, main dans la main avec moi-même enfant, à Wingfield.

Comme d’autres garçonnets, je portais une ceinture élastique avec une boucle en forme de serpent. Depuis le message initiateur et jusqu’à ces derniers mots, mon index trace ses courbes, lovées contre mes entrailles.

 

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« L’école est finie » 
Chanson de Sheila : 1963

C’était le dernier jour d’école. En fait vraiment LE dernier car il n’y aurait pas de reprise en septembre 2015.
Jean, le vieux Maitre d’école, regardait la fin du spectacle qui était organisé régulièrement à la fin de chaque année scolaire. Tous les parents n’étaient pas venus. Ils trouvaient le spectacle « ringard ». Il faut dire que le temps était maussade. Il l’était souvent depuis que le climat s’était réchauffé. Paradoxalement, cet hiver le petit village de Dommiers avait été isolé plusieurs jours après de grosses chutes de neige. Comme le disaient les anciens paysans survivants : « y a pu de saisons ».
Jean avait remarqué dans l’assistance une jeune femme qu’il ne connaissait pas. D’une blondeur éblouissante, elle était habillée tout de blanc. Une couleur si pure qu’on l’aurait dit inventée pour une publicité sur les lessives. Sa tenue était impeccable. La pluie qui s’était mise à tomber semblait répugner à se poser sur elle.
- Je ne vous connais pas. Êtes-vous la mère d’un écolier ?
- Non. Je suis là pour vous.
Jean sentit son cœur se serrer. Il avait oublié depuis longtemps cette espèce de morsure douce qu’on éprouve quand le désir s’éveille.
La femme poursuivait : « je m’appelle…attendez, pour simplifier disons Assia ».
- Vous avez l’air d’un ange.
- Je le suis. En fait mon vrai nom, difficile à prononcer est « Hahasia » Je suis aussi un « annonceur ».
Jean eut alors la révélation que son heure était venue. Cet ange, connu dans la Kabbale comme l’Ange du septième ciel chargée de la Miséricorde, était venue lui annoncer sa mort prochaine. Il se remémora les histoires où les gens qui mouraient voyaient leur vie passée se dérouler en un instant comme un vieux film accéléré.
Il allait mourir en même temps que son école. C’était l’une des dernières à résister.
Un ministre de l’éducation avait joué les anges exterminateurs et inscrit la mort de l’école primaire dans son budget. Ce ministre était un multirécidiviste du retournement de veste : droite, gauche, re-droite, re-gauche. Pour utiliser un mot qui était à la mode, il incarnait en politique un courant « alternatif » au sens propre !
Beaucoup de choses avaient changé. L’époque était au « numérique » et au « virtuel ». Ainsi l’école s’était dématérialisée grâce ( ?) à Internet. Les élèves se connectaient quand ils voulaient, généralement pas avant 10 heures du matin, et faisait un petit « coucou » à leur maitre virtuel à travers la webcam, en faisant attention à ne pas renverser leur bol de céréales sur le clavier de l’ordinateur.
Autrefois, quand les parents venaient accompagner les enfants à l’école, il discutait avec eux pendant que les élèves attendaient sagement en rang (enfin pas trop…) devant la porte de la classe.
Un jour l’un de ces parents lui avait dit avec émotion qu’il lui était reconnaissant de lui avoir fait aimer l’école et que c’était grâce à lui qu’il avait échappé à son avenir de paysan pour devenir médecin de campagne.
L’école avait été toute sa vie. Maintenant qu’elle allait fermer, c’était dans l’ordre naturel des choses qu’il disparaisse aussi.
« Adieu Maitre, l’école est finie »

 

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ecole-copieLes écoles ferment pour les vacances. A la rentrée, beaucoup seront amputées d’une classe, d’autres ne rouvriront pas. Derrière les arguments démographiques, administratives, économiques avancées par ceux qui décident, cela porte un coup de dague à la vie d’une communauté. Après le départ des petits commerces, des artisans, de la Poste, la fermeture d’une école, en éloignant les jeunes enfants, privera les habitants de cette promesse de renouvellement de la vie de village que sont leurs cris et rires à la récré.

Alors nostalgiques, pamphlétaires, poétiques, sociologiques : quels écrits suscitera cette image de combat proposée par Jean Sudarovich ?

 

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misericorde1Les vieux démons ne meurent pas. Tu sais, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont vieux. Planqués sous les rituels et les routines, les joies et les peines, ils attendent, accroupis. Les muscles des uns s’étiolent, et ils peuvent à peine se remuer. D’autres, à force de rester aux aguets, gardent du tonus dans les cuisses et les mollets, et peuvent surgir avec la force d’un camion lancé sur un chemin de terre.

Vivant dans le noir des failles imaginaires, ils n’ont pas de lumière propre. Pour apparaître, ils t’en prennent, s’en servent pour faire luire leur peau écailleuse, cirer leurs ailes de chauve-souris. Ils la boivent même à grosses gorgées pour s’éclaircir la voix.

Celui-ci prend un air de narrateur :

Vous êtes sur un fauteuil en rotin, sous un parasol de toile, dans le jardin d’une de ces maisons bretonnes de granit chaud à la fois augustes et modestes, avec sa tour, ses portes au linteau en arc de cercle, ses fenêtres éparpillées au hasard de la disposition intérieure, non pas alignées pour mettre les passants à leur place. Votre famille vous entoure. Vos fils vous haïssent pour l’autorité que vous exercez sur eux, vos petits-fils vous admirent pour cela, seul votre unique arrière-petit-fils ose la bafouer. Elle s’applique autant aux femmes, mais pèse à peine sur leurs épaules, car votre présence suffit. Elles se regardent en coin, pour dire « Ça, c’est un homme ! »

Celui-là reste caché par l’ombre qu’il fait en subtilisant ta lumière.

Je t’attends la nuit. Au tournant d’un couloir d’hôtel ou sur le palier chez toi, tu sauras ma présence sans me voir. C’est moi que tu penses apercevoir derrière toi dans un miroir. Vais-je tourner la poignée de la porte fermée alors que tu la regardes du lit ? Je suis le compagnon qui soudain, sous un réverbère, aurait un autre visage. Tu t’endors ? Alors là je règne en roi. Hélas, comme les vampires je ne supporte pas que l’aube allume le ciel. Seule ta lumière me laisse vivre. Je ne suis pas quelqu’un, je suis quelque chose.

Tout de vert vêtu le suivant s’amène :

Ah, la vie que t’aurais eue en restant au pays. Entouré des tiens, les vrais , enraciné dans la terre jusqu’au cœur. Tu aurais su de quoi t’es fait. Tu l’as abandonné dans sa beauté et ses tourments. Tes visites n’y font rien. T’es parti.

Une petite vieille proprette, robe à pois, voilette sur les yeux, adorable si ce n’était que ses doigts griffus dans ses mitaines de dentelle se tendent pour s’agripper à ta lumière. Sa voix est rauque :

Allez, sautez ! Au moins jetez votre appareil photo pour le voir voler. Léchez cette crotte de chien par terre. Cassez la mâchoire de la personne à côté de vous au café. Enfoncez cette aiguille à tricoter dans votre œil. Montez sur la scène et perturbez le spectacle. »

Un jumeau arrive goguenard, tout seul :

Déjà partis ? Sans toi ? Sans te demander de te joindre à eux ? Décidément, il te manque quelque chose pour être populaire ; le pire est que tu sais quoi.

Le plus ancien rayonne, lumineux de t’en avoir tant pris. Picador dans l’arène, il plonge sa lance dans ton épaule de taureau, y fouille, creuse le cratère de chair qui vire du rose au rouge.

J’ai percé ton corps à ta naissance, et je n’arrêterai que quand il sera mort. Toi un mec ? Mon petit, il faut plus que ça pour être un mec. N’oublie pas. Allez, assez parlé, où est ma pique ?

Plus ils arrachent ta lumière, et plus ta réalité s’aplatit en lamentable décor de théâtre, qui ne convaincra que des spectateurs distraits. Noir, tout est noir ? Non, l’assombrissement alterne avec l’éclaircissement. - Tiens, voici l’autre jumeau, qui se veut intime. Il se penche sur ton épaule, lit ce que tu es en train d’écrire, soupire :

Mmm, je vois ce que tu essaies de faire. Dommage, il te manque quelque chose pour être écrivain ; le pire est que tu ne sais pas quoi.

C’est comme une balançoire, toi d’un côté, les vieux démons agglutinés de l’autre. En haut, en bas. Tu ramasses une baffe, un insulte, une traîtrise, tu donnes deux coups de pied par terre et, dans un chaos de lambeaux de lumière agités par le souffle de l’univers, tu ascends vers l’éblouissement. Le temps que ça dure.

 

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