Les clichés pris sans artifice ni préoccupation esthétique, seulement pour enregistrer un lieu, peuvent s’ouvrir à la pure imagination. Le familier, ainsi encadré et distancié, devient étrange, le pays connu devient l’étranger.
Ces voitures par exemple, en réalité rangées le long du trottoir, paraissent abandonnées dans la panique d’une invasion, d’un cataclysme nucléaire ou climatique. De l’autre côté de la rivière un drapeau français à l’arrière du yacht flotte comme un défi. L’eau prend la texture d’un tweed, le silo obstrue tout ce qui se trouve à gauche.
Ce rappel du langage des rêves fait revivre le souvenir de la peur qui m’habitait les nuits de mon enfance. En me couchant, je marmonnais vite fait le « Notre père » et un appel à la bénédiction d’une longue liste de parents, en commençant par mon père, ma mère et mon frère, en incluant deux grandes Tante Lizzie déjà mortes, un oncle pour qui je continuais à ajouter « Protège-le », alors qu’il était depuis longtemps revenu de la guerre, et en terminant par moi-même, avec la demande de faire de moi « un bon garçon », le tout au nom du Christ. Puis je passais au travail de fond, la répétition d’innombrables fois de la phrase « Ne me laisse pas faire de mauvais rêves. » Mon vœu n’était pas souvent exaucé. Le bon Dieu, que je voyais clairement comme une sorte de tente canadienne, plantée sur un nuage et surmontée d’une tête, devait espérer faire de moi un homme en me laissant subir la nuit toutes les terreurs, toutes les confrontations, que je m’ingéniais à éviter le jour. C’était un mauvais calcul de Sa part : l’épouvante nocturne m’affaiblissait encore davantage le lendemain. Un jour, pour cette raison comme pour d’autres, j’ai décidé de punir le Seigneur en Lui retirant son existence.