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Par une de ces nuits d’hiver où le vent du Nord balaye les plateaux de Picardie, faisant résonner les vieux volets des maisons comme un sabbat de mille sorcières, je sirotais mon whisky au coin du feu quand une vieille amie m’a raconté cette histoire fantastique. Lecteurs rationalistes et cartésiens passez votre chemin ! Vous ne verrez rien d’autre dans cette histoire que la conjonction de multiples hasards et non cette sombre histoire de possession à l’issue fatale.

Je pense qu’elle illustre le caractère très spécial de la relation que les gens ont avec les cathédrales. Plus que des œuvres architecturales ordinaires elles sont toutes imprégnées d’un mystère et d’une aura que la ferveur des bâtisseurs et des fidèles a fini par communiquer à l’ensemble de l’édifice, dans une sorte de "valeur ajoutée" spirituelle.

Jean était professeur de chant au Conservatoire de Paris. Un jour qu’il visitait en touriste la cathédrale de Soissons il entendit une voix merveilleuse qui chantait un lieder bien connu de Gustav Mahler dédié à des enfants morts. Ce chant tragique est destiné à une voix de contralto et celle qui l’interprétait avait une belle sonorité, grave et profonde, sortant du ventre plus que de la gorge. Curieux, et toujours à l’affût de talents, Jean chercha d’où provenait la voix. A son grand étonnement il vit qu’il s’agissait d’une femme chargée du ménage de la cathédrale, en uniforme gris, appuyée sur son grand balai, un seau posé à ses pieds. Il l’interrogea et voici ce qu’il apprit : elle avait étudié le chant pendant cinq ans mais à la mort de sa mère, se trouvant seule en charge de deux petits frères, elle avait du interrompre ses études et prendre ce travail "alimentaire" offert par le curé de la paroisse. Un soir, se trouvant toute seule dans la cathédrale, elle n’avait pas pu s’empêcher de chanter, écoutant sa voix amplifiée et magnifiée par la sonorité des voûtes.

Marguerite - c’est ainsi qu’elle s’appelait- expliqua à Jean qu’elle avait senti ce jour-là une sorte de chaleur envahir son être avec le sentiment que la grande Cathédrale l’encourageait à chanter. Depuis elle avait renouvelé cette expérience qui lui permettait de renouer avec sa passion du chant. S’ajoutait à ce plaisir profane celui plus étrange, un peu trouble, "d’appartenir" à la grande nef de pierre dans une relation unique et spéciale qui ne s’adressait qu’à elle.

Jean invita Marguerite à prendre un pot à la fin de son service. Il insista pour qu’elle reprenne ses cours de chants. A vrai dire il était tombé immédiatement sous le charme de cette frêle jeune femme, attiré autant par sa voix que par son joli minois aux yeux verts. Il lui demanda de venir à Paris et la présenta à son école. La jeune fille hésitait. Curieusement il ne s’agissait pas d’une question matérielle puisque Jean lui avait promis une bourse qui couvrirait intégralement ses frais de scolarité mais Marguerite finit par avouer qu’elle avait le sentiment de "trahir" la relation qu’elle avait nouée avec la cathédrale. Elle alla jusqu’à lui dire qu’elle se sentait l’obligation de demander l’approbation de son amie au cœur de pierre.

Quelques mois plus tard Marguerite, ayant succombé à l’insistance et au charme de Jean, prenait régulièrement le train de Soissons à Paris pour se rendre au conservatoire. Au préalable, elle s’était rendue à la cathédrale un soir et avait implorée la Grande Dame de lui rendre sa liberté. Dans le silence de cette nuit d’hiver elle avait entendu une sorte de son grave qui provenait des tréfonds de la cathédrale, là où les reliques des saints enfouies dans des cryptes secrètes dorment dans la pénombre depuis près de mille ans. Que signifiait ce son ? Marguerite avait préféré ne pas le savoir.

A la fin du cycle scolaire les relations entre Jean et Marguerite avaient pris un caractère intime qui n’était pas celui d’un professeur et son élève. Il arrivait de plus en plus souvent que Marguerite ne reprenne pas le train pour Soissons, laissant ses frères âgés maintenant de 15 et 12 ans se débrouiller seuls. Elle rejoignait alors Jean à la sortie des cours et ils allaient se faire une soirée "ciné-restau" avant de se retrouver dans le petit appartement de la Butte aux Cailles pour s’aimer.

A la fin des vacances ils avaient décidé de se marier. Marguerite tenait absolument à le faire à Soissons, dans "SA" Cathédrale.

Le jour des noces, Jean, rayonnant  de bonheur,  s’avança seul sous le porche. Au moment où il franchissait la dernière marche du parvis une des gargouilles de pierre se détacha de sa base et tomba du haut du fronton sur la tête de Jean. Avant que son esprit ne sombre dans la nuit éternelle Jean entendit une dernière fois la belle voix de Marguerite qui criait son nom.

Celle qui m’a raconté cette triste histoire, voulant me donner des gages de véracité, affirme qu’on peut encore rencontrer Marguerite dans la cathédrale de Soissons.

Après avoir abandonné le chant, elle a repris son travail de femme de ménage. Toutefois, ajoute mon amie, on aurait du mal à reconnaître en cette femme la belle Marguerite qui séduisit Jean. Ses cheveux sont devenus gris comme la blouse de son uniforme et les reflets verts de ses yeux ont disparu. Elle ne chante plus jamais pour son amie cruelle au cœur de pierre et, si vous voyez ses lèvres remuer, c’est sans doute pour un chant silencieux en forme de prière que seuls les Anges peuvent maintenant entendre : peut-être ce chant de Gustav Mahler pour des enfants morts qu’elle chantait le jour où elle avait connu Jean.

Le feu dans la cheminée commençait à s’éteindre. Le récit avait duré longtemps (je ne vous en ai livré qu’un résumé) et il était temps d’aller se coucher. Chacun est libre de voir dans cette histoire soit l’œuvre du hasard, soit la volonté de quelque chose qui dépasse l’entendement humain.

Jean

Note de l’auteur :

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Jusqu’au 19ème siècle, les femmes ne pouvaient pas chanter dans les églises. Les rôles féminins étaient tenus par des enfants ou par des castrats. On avait peur que la beauté de la voix féminine ne séduise les Anges qui comme chacun sait n’ont pas de sexe.

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