Le café est servi. Mettre le sucre et le petit gâteau de côté. Poser la cuillère sur la table, le bol appuyé sur la soucoupe. Prendre la tasse entre les doigts, sans tenir l’anse. Boire une infime gorgée de café brûlant. Reposer la tasse.

Le geste est devenu cérémonieux par sa répétition. La cérémonie d’un instant de bonheur, qu’elle ne crée pas, mais accompagne. Je n’ai jamais pu faire ce geste en prison.

Tout le monde sait tout sur la prison. Les films, les livres, les études, des articles détaillent la vie pénitentiaire. Les pamphlets condamnent les conditions inhumaines, les lettres de lecteurs dénoncent l’« hôtel quatre étoiles ».

Tout le monde est donc familier des cris, de la surpopulation dénudante, de la fâcheuse nourriture, des tuyaux qui font du bruit la nuit, les clefs qui tournent à chaque déplacement, les grilles qui retentissent. Les brimades. La violence.

Tout le monde n’en sait rien. La violence ? Pas tellement si vous êtes en prison pour un geste « écologique » comme on ne disait pas encore et qui a mal tourné. Les durs vous voient comme un doux dingue, vous bousculent mais en rigolant. Ils gardent leur ire pour celui qui conteste leur pouvoir, ou dont le forfait révèle une vulnérabilité, la sienne ou la leur.

Le pire ? Tout le monde décide que c’est simplement être privé de la liberté d’aller et venir. Ou encore pire, être victime d’erreur judiciaire. Tout le monde se trompe. Le pire est de vous admettre que votre peine est juste. C’est pour l’éviter que tant de détenus clament leur innocence. Même ceux qui se savent coupables, l’ont même avoué dans un moment d’abattement, s’accrochent au refus d’un appel pour crier à l’injustice. La révolte contre les lenteurs et l’arbitraire se maquille en innocence outragée.

Car si vous acceptez, vous ajoutez au fond de vous un autre enfermement, non pas du corps, mais de l’intime. L’attente, qui tourmente le détenu mais le fait vivre, n’est plus à votre portée. La détention vous recouvre comme le lierre cache un arbre.

Vos attachements s’étiolent. Votre fille vous rend visite ? Celle qui vous émouvait par sa seule existence sur terre vous paraît maintenant gesticuler, minauder sur un écran. Lorsqu’elle part, retenant ses larmes devant votre indifférence, vous changez de chaîne.

Par une de ces confusions bureaucratiques contre lesquelles vous êtes impuissant, l’autorisation de sortie n’arrive que le lendemain de l’enterrement de votre mère. Mais vous l’aviez déjà éloignée au point de ne plus vous rappeler les traits précis de son visage.

Après la prison, par moments vous ne supportez pas les portes fermées. Dans un restaurant, vous aimez mieux que tout reste grand ouvert en été. Vous ne fermez pas la porte de votre chambre, même à l’hôtel. Chez vous, les tiroirs restent ouverts, c’est à ce point. Mais parfois c’est le contraire : l’enfermement est devenu une telle vocation que même une fenêtre ouverte, des rideaux qui flottent au vent, vous mettent mal à l’aise. Alors pour rien au monde vous n’iriez vous promener dans ce parc, au portail ouvert comme une blessure.

La première gorgée de café bue, je regarde autour de moi, reconnais les autres. Le café n’est plus qu’une plaisante boisson chaude.

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2 réponses à “L’enfermement intime”
  1. manoleta dit :

    Bravo Denis, tes écrits sont beaux et originaux. Merci pour ce texte émouvant, cette série de réflexions autour de la porte ouverte ou fermée - où prête à se refermer - porte frontière entre deux mondes et ressentie comme une blessure.

    Les portes que l’on se refuse à fermer à clé lorsqu’on a retrouvé la liberté, le tintement des clés induisant un réflexe de Pavlov, le refus de s’attacher sur un siège auto, autant de témoignages entendus en détention lorsque j’y animais un atelier d’écriture auprès de jeunes femmes souvent tombées par la drogue, remises dehors sans perspective, puis reprises dans les filets de la société qui se préserve… jeu idiot autant que stérile !

    manoleta

  2. Denis Mahaffey dit :

    Manoleta.  Un écrit ne peut guère trouver mieux son sens qu’en faisant des échos dans la vie, les souvenirs et la sensibilité d’un lecteur. Voilà pourquoi - mais après avoir énuméré et avalé les mots gratifiants ! - mon plaisir vient de ce qu’une parole solitaire mène à une conversation. J’ai été ambigu quant aux origines du texte : d’une part, ceux que je fréquente savent sûrement que je n’ai pas été en prison ; d’autre part, ils ne savent sûrement pas tout. Ce n’est pas flirter que de créer un doute : c’est admettre que les mots, même quand ils collent au plus près à la réalité, deviennent leur propre réalité. En écrivant sa vérité, l’écrivain en découvre d’autres, cachées dans les mots qu’il emploie (il reste le patron, quand-même).

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