Il y a des souvenirs dont l’intensité me surprend. C’est comme si je me promenais dans une galerie où tous les tableaux sont pleins de vitalité, de détails saisissants, mais dont un me happe par sa puissance, fait s’épaissir le fond de ma gorge et monter une chaleur aux yeux.

Ma mère aimait raconter des histoires de son enfance et de sa jeunesse, souvenirs brefs, décousus, réitérés. Chaque fois que nous nous promenions vers les quartiers extérieurs, qui gagnaient déjà les collines entourant Belfast, elle disait la même chose : « Quand j’étais jeune fille, ici c’étaient des champs partout. » La répétition nous faisait rire, mon frère et moi.

Elle parlait de la période trouble de la partition de l’île d’Irlande. « Quand je me rendais au travail, nous devions nous allonger sur le plancher du tramway, car on était entre la Falls » - artère catholique - « et la Shankill » - protestant - « et on tirait des deux côtés. »

Elle parlait d’un passé qu’elle ne regrettait pas, dont elle ne tirait ni vanité ni leçon pour nous ses enfants ; mais elle nous apprenait ainsi la notion du « temps avant » sans laquelle l’histoire de la Terre n’est que sèche analyse.

Elle avait ses histoires. Elle avait aussi ses habitudes, devenues celles de mon frère et moi, puis disparues avec notre génération. En automne nous sortions dans la campagne toute proche pour cueillir des mûres sauvages, dans des pots en verre avec une poignée en ficelle. Surtout, nous en gobions en chemin, car à la maison elles n’avaient plus le même goût, n’étaient plus sauvages. Au printemps, nous allions chercher des jacinthes des bois. « Ne prenez pas les racines, sinon elles ne repoussent pas. » Mais quel plaisir de tirer, doucement mais fermement, et faire sortir la longue tige blanche cachée dans le bulbe. Tant pis pour l’avenir. Nous en rapportions chacun une brassée, couchées et comme craintives, mais qui se ragaillardissaient dans l’eau des vases.

Parfois elle riait en racontant. « Mabel » - sa sœur – « et moi nous allions à un pique-nique. La mode était aux chapeaux de paille blancs cette année-là. N’en ayant pas, nous avons blanchi les nôtres avec de la chaux. Dans l’après-midi nous jouions au cricket, et chaque fois que Mabel donnait un coup de batte je voyais sa tête entourée d’un nuage blanc. »

Enfin, le tableau qui se dégage des autres. Partie en promenade au bord de la mer, jamais loin en Irlande, ma mère se trouve dans un café avec ses amies. Elles commandent du thé, des tartines, du beurre, de la confiture. Quand il faut régler les consommations, elles trouvent la note excessive. Elles paient. « Mais avant de quitter le café, nous avons mangé le sucre, ramassé les miettes, léché le beurre qui restait, avalé le lait dans la petite cruche. »

C’est cette vengeance qui m’émeut étrangement. Je pourrais disséquer l’étrangeté, la réaction à leur innocence, leur vulnérabilité. Mais je laisserai le mystère, en me rendant seulement à l’évidence qu’éprouver une telle tendresse jusqu’à la souffrance, c’est être capable d’amour.

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Une réponse à “Quand j’étais jeune fille”
  1. Jean dit :

    Denis, quel bonheur de lire ta nouvelle! Elle est toute imprégnée de la douceur et de la nostalgie des souvenirs. Des détails comme celui des chapeaux blanchis à la chaux ne peuvent qu’être authentiques. J’aurais voulu être dans ce café avec ta mère pendant qu’elle prenait son thé. Je crois que je serais tombé amoureux d’elle!

  2.