Archives pour novembre 15th, 2008

La poussière est-elle soluble ?…



Une maison véritable accueillante comme une niche, une carapace, une cabane avec table ouverte, un atelier où pouvoir s’étaler, un repli capitonné où faire chanter les instruments, des coins et recoins où se déployer, se réfugier, rire en cascade avec les autres, se lover, pleurer en cachette, s’aimer, ne plus se supporter, s’isoler délicieusement pour lire, coller des papiers ou gratter sa plume avant de retrouver la bande. Une maison, un lieu de partage où concocter à plusieurs un festin ou simplement griller des tartines, un décor insolite et joyeux fait d’objets chinés, récupérés, transformés, où chacun trouverait ses aises sans empiéter sur la fameuse liberté de l’autre. Un renouveau d’espaces dont les murs soudain dépliés comme des fleurs japonaises permettrait tout cela, et tout resterait à recréer, imaginer, aménager au prix d’une belle somme d’inventivité…


Des pièces en enfilade aux tentures poudreuses, encombrées de meubles obsolètes, des salles inexplorées se découvrant, s’ouvrant l’une sur l’autre comme des poupées russes, de telles visions d’horizons prometteurs hantent depuis des années les nuits de Claire qui vit à l’étroit dans un studio. Elle les reçoit émerveillée comme autant de cadeaux dans une perspective de déploiement qui la transporte tout en la rassurant. Les matins qui suivent sont légers, le souvenir du rêve exempt des mites et des poussières suffocantes n’engendrant que pensées optimistes et décisions de mieux-être. Claire se dit alors que tout est possible.


La poussière, la peur moisie, l’odeur âcre des caves, elle les a remisées avec l’enfance, avec ces années de guerre dont elle garde bien enfouies des impressions intactes, comme ce retour des abris où la famille découvre deux façades d’immeubles voisins défoncées par la masse tranchante des rails de chemin de fer, redoutables barres d’acier redressées à la verticale, ayant achevé leur folle trajectoire encastrées au coeur des appartements. Plus avant, au-delà d’une brèche qui troue la rue, un amas de décombres fume encore à la place du pavillon aux glycines, leur vis-à-vis du versant Est. Tous ses occupants sont saufs, le père de famille ayant pris l’initiative de faire sortir les siens dans le jardinet, leur enjoignant de s’étendre à plat ventre et les bras en croix. Ainsi, dans cette position couchée sur le sol que la petite assimile dans ses jeux à  “je suis mort“, il est possible de sauver sa peau ! Ce monde est décidément une mine d’étonnantes découvertes.


De retour à l’appartement, Claire s’élance en sautillant au long du couloir qui dessert les chambres, traverse le vestibule, foule de ses pieds nus la douce mousse  laineuse du salon où sont restés le landau et la poupée. Puis elle caresse le velours frappé du cosy-corner qui la déçoit chaque fois, toujours aussi rugueux au toucher que prometteur au regard. Dans le noir, elle s’efforce de revoir en pensée la nuance bleu pâle irisé du tissu rasé au poil déboussolé, contrarié, peigné en tous sens par la seule volonté esthétique d’un décorateur. Puis elle regagne sa chambre, nullement gênée que la lumière ne soit pas encore revenue : elle connaît sa maison par coeur. On la met au lit ce soir-là sans lui raconter d’histoire car il est trop tard. Le mi-Russe, personnage magique du poêle à fantasmes, a dû s’endormir d’épuisement. Serrant sa poupée, elle entreprend de lui expliquer qu’il lui faut parfois quitter l’endroit très vite sans prendre le temps de rassembler ses joujoux. En cas d’alerte, seuls les grands peuvent juger de ce qui est important et décident en conséquence. Elle ne trouve pas le sommeil et doit l’apprivoiser en s’inventant un rêve léger comme bulles de savon.


A ouvrir les vannes de la mémoire, à donner du présent au passé, le danger est grand de lâcher tout en bloc, comme les avions larguaient leurs bombes. D’un seul coup, par grappes entières vidées en plein sur leur cible. Menace de tous les instants. Le silence ne s’installe pas. Le vrombissement peut resurgir à tout moment et les pruneaux tomber dans les plus hospitalières demeures, sur le toit, sur les têtes, même dans un appartement suspendu entre terre et ciel, dérisoire repaire surmonté de dômes friables couverts d’une carapace d’ardoises cassantes comme du verre, abri précaire, de loin plus précaire que le bunker de la tortue du petit Paul. C’est ainsi que l’on vivait en 1942,  à la lisière de Paris, au creux d’une boucle de la Seine.


Manoleta, novembre 2008

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