Archives pour décembre 31st, 2008

Longtemps je sentais une tristesse obscure en voyant marqués sur une pierre tombale un nom étranger et un lieu de naissance dans un autre pays. L’obscurité était celle qui teinte une émotion simple lorsqu’elle en éveille d’autres, plus troublantes, non admises. Je vivais déjà à l’étranger : s’agirait-il alors de trouver pire de mourir que de vivre loin de son pays ? Même pas mourir, mais rester sous terre « ailleurs » ?

J’ai été élevé dans un pays d’émigration. La misère, la faim, le chômage, mais aussi l’ambition et la tradition voyageuse, éloignaient les gens de leur terre natale. Ils partaient chercher fortune. Ceux qui traversaient seulement la mer d’Irlande rentraient pour les fêtes. Mais le départ aux Amériques, en Australie et en Nouvelle Zélande était sans retour. On accompagnait les partants jusqu’à l’embarcadère, et dans l’ombre du ferry pour l’Angleterre, première escale du grand voyage, ou du bateau qui rejoindrait le paquebot transatlantique au large, leurs père et mère, frères et sœurs, s’en séparèrent à jamais. Un dernier geste de la main de la coursive, et c’était fini. La relation ne se vivait plus que par lettres et dans les souvenirs.

Certains exilés ayant fait carrière et pris leur retraite pouvaient rentrer au pays en visite, mais devenus étrangers, habillés différemment, parlant avec un autre accent. Les seules retrouvailles avec la génération de leurs parents, qu’ils avaient connue dans la force de l’âge, avaient lieu au cimetière. Leurs propres tombes seraient creusées au pays d’adoption.

J’ai plongé à ma façon dans ce courant. Insensible à la poésie de Dublin, entendue de notre Belfast qui vivait en prose, j’étais plus attiré par ce Londres qui flamboyait comme un mirage, tant l’idée de toutes ses possibilités paraissait irréelle, et qui était pourtant réel. Dans les journaux anglais, arrivés en Irlande tard dans la matinée, je m’émerveillais à chercher une petite annonce avec une adresse dans la capitale. « Cette rue, ce numéro existent donc, un jour j’y irai sur mes deux jambes ! » Mon imagination s’y soûlerait d’une réalité à sa mesure. Au fait, j’ai vécu à Londres seulement le temps de connaître une vie de paumé et d’en avoir assez, puis j’ai traversé la Manche.

En partant à l’aventure, mon vague mépris pour ce que je laissais en Irlande cachait mal le fait que je fuyais autant. Quoi et pourquoi ?

Je tournais d’abord le dos à un amour qui n’allait nulle part, pour entrer, je pensais, dans un deuil indéfini (à vingt-deux ans, âge des grands espoirs mais non moins grandes désespérances).

Mais il y avait pire. J’étais mal armé pour gérer la truculence de caractère des Irlandais du Nord, dont ils étaient fiers – alors qu’un charme suspect dégoulinait de ceux du Sud, pensions-nous. Enfant pourtant expansif et vif, je ne savais pas me défendre (les répliques cinglantes resteraient sans effet sur la solidité locale, j’en étais sûr). La pugnacité était physique aussi. Sur la route de l’école un garçon plus jeune saisit un jour la poignée de ma sacoche. Je fus tellement glacé qu’il abandonna ce combat inintéressant, me laissant terrorisé chaque fois en passant devant son jardin. Comment de tels persécuteurs discernaient-ils ce qui m’empêcherait de les envoyer au sol, ou au moins au diable ? Grandi, j’avais une voix doucereuse pour éviter de franches confrontations. Je la croyais éteinte ici, mais elle est restée tapie en moi. Rentré récemment, et face à un individu qui me rudoyait à table, avec une agressivité qu’il pensait peut-être salutaire, j’ai entendu avec horreur ma voix s’adoucir, mes phrases se faire lénifiantes.

Qu’arriverait-il si je me dressais sur mes terres natales, la voix rugissante, poings en avant, un défi fait homme ? Je ne sais pas, et l’ignorance de ce qui m’en empêche fait que la vie ici restera en partie un exil, jusqu’à pouvoir enterrer pour l’éternité et à l’étranger ce qui m’a fait fuir, c’est-à-dire le ton de ma propre voix.

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