Longtemps je sentais une tristesse obscure en voyant marqués sur une pierre tombale un nom étranger et un lieu de naissance dans un autre pays. L’obscurité était celle qui teinte une émotion simple lorsqu’elle en éveille d’autres, plus troublantes, non admises. Je vivais déjà à l’étranger : s’agirait-il alors de trouver pire de mourir que de vivre loin de son pays ? Même pas mourir, mais rester sous terre « ailleurs » ?

J’ai été élevé dans un pays d’émigration. La misère, la faim, le chômage, mais aussi l’ambition et la tradition voyageuse, éloignaient les gens de leur terre natale. Ils partaient chercher fortune. Ceux qui traversaient seulement la mer d’Irlande rentraient pour les fêtes. Mais le départ aux Amériques, en Australie et en Nouvelle Zélande était sans retour. On accompagnait les partants jusqu’à l’embarcadère, et dans l’ombre du ferry pour l’Angleterre, première escale du grand voyage, ou du bateau qui rejoindrait le paquebot transatlantique au large, leurs père et mère, frères et sœurs, s’en séparèrent à jamais. Un dernier geste de la main de la coursive, et c’était fini. La relation ne se vivait plus que par lettres et dans les souvenirs.

Certains exilés ayant fait carrière et pris leur retraite pouvaient rentrer au pays en visite, mais devenus étrangers, habillés différemment, parlant avec un autre accent. Les seules retrouvailles avec la génération de leurs parents, qu’ils avaient connue dans la force de l’âge, avaient lieu au cimetière. Leurs propres tombes seraient creusées au pays d’adoption.

J’ai plongé à ma façon dans ce courant. Insensible à la poésie de Dublin, entendue de notre Belfast qui vivait en prose, j’étais plus attiré par ce Londres qui flamboyait comme un mirage, tant l’idée de toutes ses possibilités paraissait irréelle, et qui était pourtant réel. Dans les journaux anglais, arrivés en Irlande tard dans la matinée, je m’émerveillais à chercher une petite annonce avec une adresse dans la capitale. « Cette rue, ce numéro existent donc, un jour j’y irai sur mes deux jambes ! » Mon imagination s’y soûlerait d’une réalité à sa mesure. Au fait, j’ai vécu à Londres seulement le temps de connaître une vie de paumé et d’en avoir assez, puis j’ai traversé la Manche.

En partant à l’aventure, mon vague mépris pour ce que je laissais en Irlande cachait mal le fait que je fuyais autant. Quoi et pourquoi ?

Je tournais d’abord le dos à un amour qui n’allait nulle part, pour entrer, je pensais, dans un deuil indéfini (à vingt-deux ans, âge des grands espoirs mais non moins grandes désespérances).

Mais il y avait pire. J’étais mal armé pour gérer la truculence de caractère des Irlandais du Nord, dont ils étaient fiers – alors qu’un charme suspect dégoulinait de ceux du Sud, pensions-nous. Enfant pourtant expansif et vif, je ne savais pas me défendre (les répliques cinglantes resteraient sans effet sur la solidité locale, j’en étais sûr). La pugnacité était physique aussi. Sur la route de l’école un garçon plus jeune saisit un jour la poignée de ma sacoche. Je fus tellement glacé qu’il abandonna ce combat inintéressant, me laissant terrorisé chaque fois en passant devant son jardin. Comment de tels persécuteurs discernaient-ils ce qui m’empêcherait de les envoyer au sol, ou au moins au diable ? Grandi, j’avais une voix doucereuse pour éviter de franches confrontations. Je la croyais éteinte ici, mais elle est restée tapie en moi. Rentré récemment, et face à un individu qui me rudoyait à table, avec une agressivité qu’il pensait peut-être salutaire, j’ai entendu avec horreur ma voix s’adoucir, mes phrases se faire lénifiantes.

Qu’arriverait-il si je me dressais sur mes terres natales, la voix rugissante, poings en avant, un défi fait homme ? Je ne sais pas, et l’ignorance de ce qui m’en empêche fait que la vie ici restera en partie un exil, jusqu’à pouvoir enterrer pour l’éternité et à l’étranger ce qui m’a fait fuir, c’est-à-dire le ton de ma propre voix.

Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

6 réponses à “Un ton de voix à enterrer”
  1. Jean dit :

    Denis, tes nouvelles ont souvent une résonance psychanalytique et celle-ci en fait partie. (Il ne manque que le divan popularisé par le docteur Freud). J’admire aussi ta manière de “détourner” un thème qui semblait écrit d’avance pour y mettre les éléments qui te sont importants.
    Tu dis que tu as été “élevé dans un pays d’émigration”. Cela a surement compté dans la formation de ton caractère. Pour moi c’est une situation “symétrique” : à l’époque (cela a changé depuis…) la Tunisie était une terre d’immigration (français, siciliens, sardes, maltais, grecs, yougoslaves, libanais,..) et de diversité religieuse (catholiques, juifs, musulmans). Nul doute que pour moi cette caractéristique n’ait formé mon caractère en y injectant une forte dose de tolérance et d’ouverture culturelle.

  2. Denis dit :

    Jean, Pour moi, la raison de l’absence du divan est la différence entre la psychanalyse et l’écriture.
    “L’écriture c’est – je dirai d’abord ce que ce n’est pas. L’écriture n’est pas une psychothérapie, même s’il s’agit dans les deux cas de mettre des mots sur les choses (…). La psychothérapie consiste à exprimer des préoccupations avec assez d’intensité pour les récréer, leur donner un sens, et prendre ensuite ses distances. Dans l’écriture le contenu et la forme entrent en fusion, dans une folle entreprise qui essaie de donner sa vie aux mots, comme si vous ramassiez des plumes dans l’espoir qu’un jour un oiseau s’envolera vers les autres.” (Je mets des guillemets parce que j’avais déjà écrit ces phrases ailleurs.)
    Je t’envie l’ouverture que t’a permise la Tunisie. J’ai grandi dans un pays (une île, cela explique beaucoup) où l’intolérance était considérée comme une vertu !
    J’avais pris la photo pour pouvoir parler des absents qui sont les enfants de ces jeunes hommes, jamais nés. Puis du coup j’avais envie d’aller dans le champ de mines des mots plus nu. Le convenu est toujours à piétiner, je trouve.

  3. catherine dit :

    Tu as raison Denis, le convenu est à piétiner..Je trouve que tu as, en fait, de grandes aptitudes à la médiation; ton écrit me rappelle ma formation de médiateur où l’on nous apprenait à désamorcer l’aggressivité, à manipuler l’agresseur ..il me semble que ta structure mentale te prédispose à la médiation, tu fais de la médiation tel Mr Jourdain et la prose!
    Par ailleurs je trouve ton texte délicieusement analytique, et comme toujours, teinté d’humour subtil..

  4. jany dit :

    on en prend plein la gueule jusqu’à rester sans voix
    (mes commentaires seroont toujours très courts)

  5. christine dit :

    Ecrire sa propre histoire, avec le “je” n’est il pas une chose convenue?
    J’ai donc laissé le “je” de côté et je me suis plongée dans la lecture de votre nouvelle. On en sort soi même avec la voix éteinte, étranglée.
    J’ai aimé ce son de voix qui enfle, jusqu’à mourir inaudible. J’ai aimé ce tiraillement de l’être, ce double, cet écartelement entre ce qui aurait pu, ce qui ne sera pas. Un voix qui s’éteint entre deux mondes.
    Une voix que l’on ne reconnaît même plus à l’intérieur de soi.
    La mort comme m’avait écrit Manoleta, ce peut être d’être vivant et mort au dedans. On peut être en exil d’un pays, d’un ailleurs ou la vie s’écoule sans nous, jusqu’à ne plus nous reconnaître et se reconnaître…

  6. Denis dit :

    Christine, si écrire avec le “je” est pour vous une chose convenue, alors vous avez bien fait de le piétiner, et de vous arroger le texte. Souvenir, nouvelle, qu’importe, du moment où quelque chose se transmet. De toute façon, chercher les mots pour dire quelque chose à faire lire est plus complexe que la recherche d’une exactitude autobiographique : les mots viennent parfois parce que ceux-là conviennent à cet endroit du texte. Et pourtant, relus, ils peuvent avoir atteint une réalité oubliée, niée ou jamais perçue.

  7.