J’arrivais à Londres avec un diplôme universitaire caché derrière le dos, pour ne pas faire pédant dans les milieux un peu voyous, un peu artistes, que je comptais fréquenter. Je serais écrivain, mais je me préoccupais moins de noircir le papier que d’étoffer mon CV de métiers qui feraient bien sur une quatrième de couverture.

Je suis devenu ouvreur dans le plus grand cinéma de la capitale, en frac rouge et noir. La séance étant « permanente », j’utilisais une lampe à pile argentée, grosse comme un sceptre, pour placer les spectateurs. Puis je lisais Proust à sa lumière - quelle classe, les amis ! Un autre garçon juste sorti du service militaire appréciait cette planque mais, pour moi, voir un même film à répétition faisait grossir l’ennui comme une tumeur. Autre forme d’ennui : notre chef aimait aborder les jeunes ouvreurs dans les allées obscures, s’enquérir de notre travail, donner quelques conseils judicieux, et tenter des attouchements illicites. Il fallait de l’agilité pour garder sa vertu sans faire esclandre (car ses gestes étant réprimés par la loi de l’époque, la police serait intervenue, et nous ne voulions tout de même pas lui faire ça). Mais la tumeur allait s’éclater, et un jour je suis parti - pour New York.

Revenu, j’ai été garçon dans un café de Fleet Street, quartier des grands journaux. Une chroniqueuse très connue à qui je servais un de nos plats rudimentaires m’a interrogé, et a dit « On va quand-même te sortir d’ici », mais je ne l’ai plus revue.

J’ai donné des leçons particulières de latin, gardant une seule page d’avance sur mes élèves.

Un vieux monsieur a loué mes services pour le rituel de remplacement des ustensiles de cuisine pour les Pâques juives. Tout contact, même indirect, avec ceux de tous les jours était proscrit. Je l’ai aidé aussi à vider un placard, à la recherche du manuscrit d’un roman de jeunesse. Nous parlions plus que nous ne travaillions, mais j’étais payé.

C’est alors que la période glamour a commencé. Un ami de passage m’a proposé d’être habilleur de théâtre pour un chanteur dans une « revue intime », genre disparu aujourd’hui, enchaînant des numéros chantés ou joués, légers, sarcastiques, autour d’un vague sujet. Sans les porter moi-même, je m’approchais au plus près du strass et des paillettes.

Le travail de base consistait à prendre chaque costume sur un cintre et l’y remettre plus tard. Mais j’étais aussi valet, assistant personnel, confident.

J’ai dit « glamour ». Tous, des vedettes en haut à nous en bas, nous baignions dans l’ambiance du théâtre, goûtions les applaudissements, gardions un petit trac chaque soir. Quand le spectacle a fermé, la star féminine a donné une fête dans sa maison de Hampstead, sur les hauteurs de Londres. Le jardin était constellé de bougies, réplique en miniature des lumières de la ville en bas. N’en trouvant pas de plus ordinaire pour moi, elle a pris un verre à pied et en cristal, disant « Le plus beau sera pour toi, car nous t’adorons tous. » Je pense qu’elle ne m’avait jamais remarqué avant. Mais je l’ai cru. Je participais à cette sentimentalité généralisée par laquelle les gens de théâtre se rassurent.

J’ai trouvé le même travail dans une comédie musicale sur le gangstérisme américain. J’habillais un groupe de choristes hommes. L’ambiance était plus dévoyée, plus hilare. Un d’eux, un petit rondouillard, avait un réseau sensationnel et nous racontait chaque lundi sa fin de semaine. « Elizabeth Taylor était là, elle s’est même assise sur mes genoux. »

J’ai fait la connaissance du jeune Jeff, habilleur en attente d’être comédien. Tous les soirs à l’entracte nous partions dans le pub voisin, ingurgiter de hauts verres de bière plate, celle qui grise sans faire roter. Un soir, la griserie nous ralentissant, nous sommes rentrés dans les coulisses en retard. Les gangsters en manteaux de poil de chameau devaient quitter la scène, les tomber, saisir les casquettes sur nos têtes, rentrer les bras dans les vestes tendues, et ressurgir flics. Ce soir-là, ils sont restés gangsters courant aux trousses d’eux-mêmes.

Un soir que Jeff était malade, j’ai dû acheter les sandwiches pour ses quatre protégés, gangsters qui parlaient alors que les miens chantaient seulement. J’ai rendu la monnaie. Ils m’ont rappelé, sévères, voyant que Jeff les grugeait tous les soirs (il me l’avait dit, mais qu’est-ce je pouvais faire, ne connaissant pas les marges ?). Jeff a subi leurs foudres. Il m’a juré qu’il prendrait sa revanche. Le lendemain, sorti de scène un instant pour se changer et revenir en smoking, le plus acariâtre a tiré en vain sur la fermeture de sa braguette – et a dû rentrer en scène, en tenue de soirée jusqu’à la taille, mais avec un pantalon à grands carreaux.

Un soir, Jeff était effondré. Lors d’un des passages à vide d’une soirée d’habilleur, il a sorti un papier. « Ma mère » - sa voix tremblait – « a découvert un paquet de lettres d’amour que j’avais échangées avec un garçon. Elle m’écrit ceci. » Il a déplié la feuille et l’a lue. Ce qui m’a le plus frappé, alors et encore, est qu’il a joué le rôle de sa mère, prenant ses intonations déchirées pour faire les reproches, envers lui et elle-même (« Est-ce quelque chose que j’ai fait, moi ? »).

Enfin, j’ai sorti mon diplôme de derrière mon dos, et me suis trouvé devant des classes, primaires ou secondaires, peu importait pour les autorités. J’ai découvert que j’étais le genre d’enseignant que j’avais détesté étant élève. Nommé pour un trimestre dans un collège, j’ai fait semblant, un vendredi, de m’être trompé sur la durée, d’avoir d’autres obligations. J’ai pris ma valise laissée dans les vestiaires, l’Underground jusqu’à la gare de Victoria, et un train pour Douvres, où attendait le paquebot. Je n’ai jamais plus travaillé ni vécu à Londres.

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4 réponses à “Le glamour des cintres”
  1. Denis dit :

    Le poids de l’actualité sociale exigeait-il d’en faire ici une analyse, d’écrire un pamphlet, de lancer un cri ? De faire tomber la charpente métallique du Pôle emploi, comme la crise fait s’effondrer les théories économiques érigées en certitudes afin d’écarter à jamais toutes les alternatives ?
    Ou pouvais-je encore une fois utiliser la photo comme un réveil pour sortir du demi-sommeil les histoires qui me remplissent ? J’ai fait mon choix.
    Mais je constate en toute neutralité que, après cet accident grave de la circulation, le capital a été secouru, la force du travail est laissée sur la chaussée.

  2. Jean dit :

    Il est vrai Denis que tu reviens sans cesse aux “histoires qui te remplissent” . C’est comme ces personnes qui passent des tests de Rorschach et qui voient dans les taches d’encre que leur présente le psy les échos de leurs malaises intérieurs. Pour toi, quelle que soit la photo (un chien, un cimetière, les ASSEDIC) elles sont l’occasion d’exhumer ton passé, ta jeunesse irlandaise ou londonienne. Tu as ce pouvoir de nous faire voir ce jeune homme, un peu délicat, en train de construire sa personnalité. Avec les boiseries, ta cousine les chiens (le chien au camélias) et ta mère avec son grand chapeau à fleurs, on a l’impression de voir un film de James Ivory, avec ces belles couleurs que le souvenir a un peu estompées.

  3. manoleta dit :

    Quel plaisir que la description savoureuse de ces apprentissages. J’ai suivi avec gourmandise ce parcours initiatique et sans doute nécessaire, cette étape de résistance qui a précédé le déploiement du diplôme et sa suite inéluctable. Ils m’ont rappelé Colette dans La Vagabonde, et j’y ai retrouvé la jubilation que me procure la chanson L’Italien dans la bouche de Reggiani, quand il fait défiler ces images de J. L. Dabadie : “Je reviens au logis/ J’ai fait tous les métiers/ Voleur, équilibriste/ Maréchal des logis/ Comédien, braconnier/ Empereur et pianiste…”.
    Merci

  4. Denis Mahaffey dit :

    Ni maréchal de logis ni empereur, hélas, et seulement pianotiste. Je n’avais pas parlé de la plonge dans un restaurant chinois, quelques shillings par soir et un repas…chinois. Ni de lavage de peintures chez une conseillère conjugale, puis chez un auteur de livres d’histoire pour enfants, puis chez deux soeurs Grimaldi, dont Marion qui chantait comme un ange triste dans le “Bois lacté” de Dylan Thomas ; ni, enfin, de la décoration de vitrines, l’une dédiée à Hallowe’en aux rutabagas creusés avec une ampoule électrique à l’intérieur - quelle vision ethnographique le lendemain, on aurait dit des têtes réduites de la Papouasie.

  5.