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le noyer fou à droite de la photo


Au fond de mon jardin, au bord du plateau donnant sur la petite vallée de Dommiers, il y a un vieux noyer centenaire. C’est assurément un bel arbre (comme on dit d’un « beau vieillard ») et je l’ai souvent photographié car il équilibre le côté droit de la photographie, l’un de mes enfants occupant l’autre côté. Il a pourtant une particularité un peu désagréable : il ne daigne faire ses premières feuilles qu’à partir du 14 juillet et ses fruits ne sont mûrs qu’avec les premières brumes d’automne. C’est quand même l’un des personnages importants de mon jardin. Mes enfants, puis mes petits enfants, ont souvent utilisé son large tronc comme cachette dans leur tour de jardin lorsqu’ils jouaient à « Un, deux trois… Soleil ! »
Un après-midi du mois d’Août, un de ces étés de canicule comme nous avons maintenant (la faute au fameux réchauffement climatique…) je me dirigeai avec ma chaise-longue vers l’ombre profonde et accueillante de son feuillage dans l’intention d’y faire une petite sieste. Pourtant ma grand-mère m’avait toujours déconseillé de faire cela. « Tu vas attraper la mort » me disait-elle !
Je m’endormis rapidement. Une voix retentit alors dans ma tête. Je me souviendrai toujours de ce rêve. (Mais était-ce bien un rêve, ou l’arbre a-t-il réussi à communiquer avec moi ?).
« Alors Jean… tu profites de mon ombre ? Tu es pourtant bien ingrat avec moi ! Chaque fois que tu fais visiter le jardin à tes amis il faut t’entendre ironiser sur ma particularité :
« Oui, mesdames et messieurs, nous avons là un noyer que je qualifierais de fou. Figurez-vous qu’il ne fait apparaitre ses premières feuilles qu’au 14 juillet. Il est en plein décalage ! Quant à ses fruits, ils ne tombent qu’en fin octobre et deviennent vite immangeables dès qu’ils sèchent. »
Sais-tu pourquoi je suis « fou », comme tu dis ? Je vais te le conter et tu verras après cela que la folie, elle est plutôt du côté des hommes !
Alors la voix du vieil arbre m’envahit encore plus et me fit le récit suivant que je vous retranscris du mieux que je peux.
« Je suis né au début de ce que vous appelez le vingtième siècle. Peu de temps après il y eut une guerre que vous avez qualifiée de « Grande », sans doute à cause de la boucherie qu’elle a engendrée. Des étrangers s’étaient installés dans ce jardin. C’étaient des « américains » je crois. Juste en face, de l’autre côté de la vallée, dans le bois du Chaufour, il y avait l’Ennemi. Une pluie d’obus traversaient la vallée dans chaque sens et labouraient le sol. Je venais d’avoir 18 ans : l’âge de la maturité, comme chez vous les hommes….Un de ces obus m’a coupé en deux ! Normalement j’aurais du mourir mais j’ai survécu. Nous étions alors au printemps. C’est là que j’aurais du faire pousser mes premières feuilles mais je n’en eus pas la force.
Lorsque l’été est arrivé, il y a eu de grandes réjouissances car l’Ennemi avait été repoussé. Le jour de la Fête Nationale, le 14 juillet, il y eut un grand bal dans tout le village. Une partie de ta maison, tenue à cette époque par un cafetier, était le centre de la fête. Oui… c’est à ce moment là qu’on a baptisé cette salle au bout de ta propriété : « la salle de danse » et, depuis, tu continues à l’appeler ainsi sans savoir pourquoi. Comme tous les végétaux j’adore la musique ! J’ai senti alors que mes feuilles se frayaient péniblement un chemin à travers les extrémités desséchées de mes branches. Je renaissais en ce 14 juillet, dans un frisson de joie, au son des bals populaires.

Depuis ce jour là je continue à renaitre à cette époque tardive. Comme pour beaucoup de tes semblables, vois-tu, la guerre m’a profondément et durablement changé.

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3 réponses à “Le noyer fou”
  1. jany dit :

    il est drôlement sympa ton noyer
    et profondément sage
    la prochaine fois qu’on se retrouve chez toi, fais le nous voir, avec un autre regard

  2. jany dit :

    PS
    fais nous le voir, ce serait peut-être plus mieux
    quoique “fais-le nous voir” qu’est-ce qu’il en dit, le noyer

  3. Jean dit :

    OK Jany, mais tu sais maintenant qu’il ne faut pas le vexer! Pour le moment il ne dit RIEN, absolument rien et, comme chaque année, on se repose la question : va-t-il refaire des feuilles ou va-t-il estimer qu’il en a eu assez de la folie des hommes et se laisser mourir ?

  4.