brumes1Derrière elle les brumes qui, comme les embruns, les nuages, le brouillard, changent les paysages de prose en poésie.
Un temps clair explicite la géographie, un arbre ici, un flanc de montagne là, une vieille baignoire qui sert d’abreuvoir dans un pré. L’épaississement de l’air fait disparaître cette certitude et chavirer le regard. L’œil se débat alors pour retrouver ses repères, comme un lecteur pour sortir indemne d’un poème.

Le paysage du passé se recouvre aussi de nuages. Revenir là-dessus, c’est jouer à cache-cache avec la lumière de la
mémoire, s’abîmant ici les yeux par l’effort, ébloui là par sa puissance nue.

J’ai évoqué ici le métier d’habilleur de théâtre, et un jeune collègue. Son nom m’échappait. Je le chassais, certain que
je reconnaîtrais ma proie si elle se montrait. La seule certitude alors est que le nom sur lequel je me suis arrêté n’est pas le bon. Jeff n’a jamais été …celui-là.

Le regard de cette enfant est clair, mais les brumes ne lui sont déjà pas extérieures. Dans ce qu’elle entend, ce qu’on
lui dit, déjà des contradictions, contresens même. Dans sa mémoire l’enfance sera partagée entre l’expérience vécue et l’expérience qu’aime bien lui raconter la famille, sans qu’elle puisse les séparer. La réalité et la légende se confondent dans la conscience.

J’étais dans les bras de ma mère, racontait-on, à une époque de violence, lorsqu’un vitrail du salon, fragilisé par une bombe et explosant tout seul, a couvert de tessons de verre le fauteuil que nous venions de quitter. Un moment épique de l’histoire familiale, mêlant le drame historique à l’énigme du sort individuel. J’ai amené mes propres enfants dans la rue devant la maison où leur père était né au premier étage. Le vitrail y était, à la bonne place, bien trop banal pour qu’on ait pu penser à le restaurer. Le souvenir aigu et fondateur est alors brouillé par ce paradoxe.

Si l’on écrivait, dans une tentative pour retrouver la clarté du regard, surmonter la frustration de ne distinguer les rochers qu’à travers des embruns ? (Il y a sans doute des équivalences dans les autres formes d’art, mais ce sont les mots à lire qui accompagnent ma recherche.)

Si un jour cette enfant pense à mettre en mots (comme on dit « mise en scène ») son expérience, elle verra que la lampe qu’elle tiendra à bout de bras jettera des ombres bien plus enveloppantes que les souvenirs qu’elle éclairera.

Mon père ne m’intéressait guère, jusqu’au jour où je me suis interrogé par écrit sur ce désintérêt, et un autre homme a émergé, piégé dans son rôle social, au moins assez consciemment pour manifester une morosité légendaire dans la famille, et, étonnamment, fier de moi son mouton noir. Mais les questions s’en sont seulement multipliées.

La difficulté, et la belle chance, de l’écriture, est que les mots doivent non seulement faire sens mais avoir de la tenue. Parfois, un mot s’impose pour des raisons qui ont moins à faire avec la réalité qu’avec le besoin de telle sonorité, telle chute de phrase, tel évitement d’une répétition. Est-ce tordre la réalité pour de basses raisons esthétiques ?
J’ai découvert que ces termes qui s’introduisent comme des visiteurs sans gêne qui se vautreraient sur mes coussins de délicate soie, peuvent présenter une version inouïe de ce que je voulais dire, allant plus loin, m’amenant plus loin.

La seule raison d’écrire le passé est, non pas pour le reconstituer, mais pour découvrir ce qu’il veut dire. Pour cela, cette enfant baissera un jour les yeux, se retournera vers sa vallée encombrée.

Un auteur dit sa vérité sur lui-même, mais ce lui-même est un personnage fictif.

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Une réponse à “Je est un autre, c’est clair”
  1. Jean dit :

    “A chacun sa vérité” disait Luigi Pirandello dans une de ses pièces de théâtre. Denis réinvente le thème en y ajoutant le prisme déformant de la mémoire et le gout de la recherche du mot exact et parfois “traditore”

  2.