Archives pour avril 27th, 2009


Dans les années 50, la Tunisie était un « protectorat » français. Entendez par là que la France dirigeait le pays sans que le mot de « colonie » n’ait besoin d’être prononcé. Officiellement le pouvoir était dans les mains d’un roi d’opérette, à la tenue chamarrée et à la barbe fleurie, qu’on appelait « sa majesté le Bey » en référence au lointain passé où l’empire ottoman régnait en maître avant que la France ne prenne la relève. En réalité son rôle se bornait à signer sans rechigner les papiers que le « Résident Général de la France » lui présentait, et à décorer les personnages importants de l’ordre du Nisham Iftikar, beaucoup plus imposant que notre légion d’honneur. On trouve aujourd’hui encore ce colifichet  en vente sur le site de eBay (clin d’œil au nom de sa majesté ?)  mis à prix pour la modique somme de 130 euros !

Tout allait ainsi dans le meilleur de ce qui constituait mon monde si quelques trublions indigènes ne s’étaient mis dans la tête de secouer le joug magnanime de la France et réclamer l’indépendance de leur pays. Certes, le premier des opposants, Habib Bourguiba, avait été promptement mis en résidence surveillée dans une île, mais il ne manquait pas de lieutenants sur place pour entretenir l’esprit d’indépendance. Je n’avais que treize ans à l’époque mais je m’intéressais à tout cela car j’avais le sentiment, qu’en cas de victoire des opposants, j’allais être privé de « mon » pays. Devant moi se dressait le spectre flou qu’ont dû connaître tous ceux que le destin a forcé à l’exil.

Lors d’une manifestation dirigée par un leader syndical tunisien, une organisation secrète française (version anticipée de la future et redoutable O.A.S) tua le syndicaliste. Il en résulta  une gigantesque réaction populaire. Moi, je continuais ma petite vie de collégien au Lycée Carnot, situé à quelques rues de la maison de ma tante Nanuzza dont j’ai parlé récemment. Le lendemain de l’évènement, en sortant du Lycée à midi, je me dirigeai vers l’avenue de Paris, une des artères principales de Tunis que je devais traverser pour rejoindre ma maison. Là je fus paralysé par la surprise : une foule immense envahissait l’avenue dans toute sa largeur et à perte de vue dans toute sa longueur. Il n’émanait de cette foule aucun cri distinct. Seul une sorte de grondement grave s’en dégageait. Je restais là près d’un quart d’heure sans que rien ne semble montrer une évolution dans l’écoulement continu des gens. Or le temps passait et je ne voyais pas comment j’allais rejoindre mon logement. Traverser la foule : il n’en était pas question ! Je m’en approchais, espérant entrevoir une faille, mais elle était si compacte qu’avec ma petite taille je n’arrivais même pas à apercevoir l’autre côté de la rue. Des drapeaux rouges frappés du croissant étoilé étaient brandis à bout de bras, semblant défier le drapeau français au fronton des bâtiments publics. Soudain, de ce grondement sourd, s’éleva un cri perçant : le « you you » traditionnel des femmes arabes, qui éclate dans les cérémonies, qu’elles soient joyeuses ou funèbres. Ce cri strident venant du fond de la gorge me paraissait  inhumain et terrifiant. Il transforma ma simple peur en véritable panique. Je voulais fuir dans le sens opposé mais mes jambes tremblantes refusaient d’obéir.  J’avais du mal à respirer.

La foule mit deux heures à s’écouler. J’aurais dû alors rejoindre le Lycée car j’avais cours l’après-midi mais j’en étais incapable. Je retournai chez moi où ma tante m’attendait en proie à l’angoisse.

A partir de ce jour là, je développai un syndrome d’agoraphobie, c’est-à-dire une terreur de la foule. Heureusement la vie que j’ai mené par la suite  ne m’obligea pas à affronter de nouveau les foules redoutées, même en Mai 68, période pendant laquelle l’arrivée dans un tout nouvel emploi me fit passer à côté des grandes manifestations sans que je m’y engage, de peur de perdre mon poste.


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