Archives pour juillet, 2009

Irlande du Nord 1957

Il n’y a pas de vrais massifs montagneux en Irlande. Seules quelques hauteurs près de Dublin et de Belfast se prennent pour tels. Il reste alors aux collines à faire fonction de montagnes là où il en faut. Parmi elles, les Sperrins se donnent la tâche de faire barrière à la plaine côtière devant Derry, au Nord-ouest.

La route actuelle les traverse en un large trait qui annule leur relief. Mais dans les années cinquante cette même voie grimpait, étroite et raide, tournait au milieu des étendues de tourbe en haut, puis plongeait en entrelacs jusqu’à Dungiven, le “fort de la mariée”, gros bourg à majorité catholique, donc situé dans les terres les moins bonnes, avant de continuer sa descente vers la côte.

C’était l’époque d’une des campagnes récurrentes pour la réunification de l’île, à peine perceptibles. Nous nous rendions seulement compte que, parmi les faits divers, certains, jamais détaillés, portaient une menace perçue comme existentielle pour l’état. Ce n’est qu’après 1968 que la brutalité du conflit est devenue explicite, envahissant les corps et esprits.

Au plus lourd de la campagne terroriste bicéphale (c’est-à-dire de chaque côté de la ligne de démarcation religieuse), j’enquêtais à Dungiven. J’ai abordé un policier qui faisait ses courses, en uniforme mais sans arme, dans la grande rue (professionnel, il avait perçu de loin mon intérêt). Comment osait-il, symbole du pouvoir protestant, aller et venir comme un citoyen lambda ? “Tout le monde me connaît, je connais tout le monde.”

Mais en 1957, lors de mes venues par là, sur ma mobylette au bruit de tronçonneuse énervée, j’avais seulement à demander dans un café de Maghera, sur la côte sud des Sperrins, si on avait à nouveau fait sauter le pont là-haut, simple dalle de béton avec des rambardes, mais dont la destruction imposait un long détour jusqu’à son remplacement plus ou moins prompt.

Ces actes ne visaient pas les personnes. La violence venait d’ailleurs.

Madame Martin, femme du médecin protestant de Dungiven, a été appelée au secours par sa fille Rosemary, qui tentait de mettre une selle à son ombrageuse jument noire. Gipsy gonflait le ventre pour s’assurer plus tard du mou dans la sangle. Madame Martin se met de l’autre côté, et d’une main tient le licol près du mors, posant l’autre sur le chaud velours vivant du museau. Gipsy s’agitant toujours plus, Madame Martin laisse tomber le licol par terre. La jument plante son sabot dessus. Rosemary se penche pour le dégager. Gipsy lui marche sur le pied. Elle hurle, lève sa main pour frapper Gipsy qui, affolée, hausse brusquement la tête, rompant le licol et évitant ainsi le coup de poing. Il va tout droit sur l’arête du nez de Madame Martin.

Pendant des semaines elle attirait les regards en ville par ses deux yeux virant du noir au multicolore. Seul le respect que les gens portaient à son mari empêchait des ricanements, des suppositions.

Mon enquête de 1970 s’est poursuivie par un entretien avec un sympathisant de l’IRA. Peu prudemment – je serais plus circonspect aujourd’hui – je lui ai cité l’exemple du policier, ne craignant rien car familier de tous. “Ah, ce sacré Sammy !” Sa voix était douce, presque concernée : “Disons qu’un de ces jours Sammy paiera cher ses flâneries.”

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Mirka, la jument s’arrête, d’instinct, devant la barrière en bois. Maurice, qui dormait sur les genoux de sa mère, s’éveille :  «  Oui ! nous voilà arrivés ! C’est la maison des vacances ! » La maman, descendue de la calèche pour ouvrir la clôture, le reçoit dans ses bras. Le garçon court, gambade, ivre de bonheur… Au fond du jardin, il se penche pour ramasser une pêche, plus loin…, il cueille une grappe de raisin…

Le papa, lui, a pris Mirka par la bride et l’a conduite vers la grange pour la dételer, l’essuyer avec un bouchon de paille car la bête est en sueur. Il la rentre ensuite à l’étable où il lui donne de l’eau, de l’avoine et du foin.

Dix ans plus tard, Maurice se rappelle de cette jument, paisible, douce… Elle était sa préférée, comme elle l’était aussi de la famille. A chaque visite chez des amis, ou pour aller au marché, Papa, le frère ou les grandes sœurs attelait Mirka au char à bancs et on partait sur les routes, ballotté par les cahots. Le plus souvent, la jument marchait. Elle trottait aussi lorsque le conducteur l’y incitait en la flattant avec les rênes.

Oui Maurice se souvient. A présent c’est à son tour de conduire les chevaux. Quatorze ans, le certificat d’études en poche, il est venu renforcer l’équipe de travail à la ferme familiale. On ne lui a pas laissé le choix ! Toute force mâle est embauchée d’office pour venir aider le père…

Déjà on lui confie la conduite de l’attelage pour les travaux les plus simples : labours à l’automne… hersage et roulage derrière les semis de printemps…

Mener les chevaux, tout un art ! Il faut savoir se faire reconnaître, les rassurer de la voix, les inciter au travail, les calmer lorsque la pression à la tâche est trop forte… Un cheval emballé est un cheval fou ! Il traverse les champs en courant, saute au dessus des clôtures et risque de se blesser comme il pleut blesser ceux qui l’approchent… Habile est celui qui réussit à la calmer et à l’adoucir …

Un attelage de chevaux à la ferme est une richesse ! Les animaux forts, puissants, calmes assurent la force de travail. Leur apprentissage demande du doigté, de l’expérience, car faire reculer un jeune poulain dans les brancards d’une charrette nécessite de la patience, de la fermeté. Il faut donner à l’animal la sécurité, la confiance du maître… Caressé, cajolé, il se laisse guider petit à petit. Peu à peu le couple homme-bête prend de l’assurance… Dans une deuxième étape, le cheval doit s’habituer à travailler en attelage… Mis à côté d’un animal expérimenté, celui-ci prend sa part dans l’apprentissage du nouveau venu : travaillant un peu plus fort, ralentissant l’allure, restant calme à côté d’une jeune bête plus nerveuse…

Maurice, marchant derrière la charrue, acquérait cet art à son tour… Mais là il devait rester attentif pour que le tracé des sillons soit droit, que le soc soit à la bonne profondeur pour ne retourner que la terre arable… Devant lui les chevaux tiraient, tranquillement…. Et tout le calme champêtre les entourait, les englobait… comme dans un tableau de Millet !


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Les fulgurances de l’âme ne proviennent pas toujours des grands époustouflements : un orchestre qui atteint son paroxysme symphonique, des hauteurs montagneuses qui, d’en bas, donnent déjà le vertige, ou même la Vierge qui se matérialiserait là, près du mur. L’intensité, seul préalable, peut s’insinuer dans le fait ou geste le plus banal, jusqu’à le faire exploser dans le sublime. Il suffit – suffit ?! – de tendre les mains, et qu’elles soient vides.

Je suis parti si tôt, sous la soudaine aube, que les autres dormaient encore. Seul problème, parmi les corps allongés je ne trouvais pas mes sandales. Je marcherais donc pieds nus sur la plage jusqu’à Mopsa, capitale de Goa, puis deux jours sur ses trottoirs brûlants. Remonter lentement la côte en paquebot les soulagerait, et puis à Bombay – on verrait.

Les longs sables étaient vides, entre l’Océan indien à ma droite et les dunes, palmiers et distants champs à gauche. Je me confinais à poser un pied devant l’autre. Le cerveau s’est mis au diapason. La solitude et son contenu me mettaient sans gêne au centre de l’univers. Le paysage s’est donc, et logiquement, mis à rétrograder, synchrone avec mes pas, l’horizon marin d’un côté, tout le sous-continent de l’autre.

Comme entre parenthèses, j’ai été témoin d’une bravoure épique. De petits crabes couraient autour de moi, se réfugiant chacun dans son trou de sable à mon approche. Je m’amusais à empêcher l’un ou l’autre d’atteindre son lieu sûr en m’interposant, puis l’en éloignais. Chaque fois, mis aux abois, le crabe, de la taille de mon ongle, se retournait, me faisait face et brandissait ses pinces, déterminé à vendre cher sa carapace.

Marcher, marcher, l’attention centrée sur le mouvement du pied et le toucher, ferme ou fuyant, du sable. L’éblouissement était graduel. Si la déprime est une sensation de vide intérieur, l’émerveillement met de l’espace dans le corps. J’ai fini prêt à tomber à genoux devant le grand Rien (qu’appellent « Dieu » ceux qui préfèrent quelqu’un au lieu de personne).

Avant le soir, je suis arrivé à un fleuve imprévu. Des pêcheurs ont accepté de me faire traverser, selon le mode indien : ils le faisaient par amabilité et je leur donnais quelques roupies. Il n’y a pas eu de négociation, seulement un échange.

Au milieu de la large traversée, j’ai vu un poisson volant passer au-dessus de la proue, plus missile qu’avion. Intensification de l’espace intérieur ? Au contraire, le moi a repris la place d’où il s’était un temps retiré. « Eh, mon petit Denis, dire que toi, né à 44 Knutsford Drive, Belfast, tu es arrivé jusqu’ici et jusqu’à ça ! » L’espace intérieur commençait à s’encombrer.

A l’embarcadère deux jours plus tard, un autre paumé occidental mendiait. “Je n’ai que ce qu’il faut pour manger” ai-je répondu. J’avais mon billet de bateau (je dormirais sur le pont), et juste de quoi acheter deux pains et quelques bananes miniatures fondantes pour le voyage, survivre à Bombay et remonter en train vers mon provisoire chez moi dans les montagnes.

J’ai pris la passerelle. L’Inde compte plus d’un milliard d’habitants, et au milieu d’eux me voilà en face d’un ami, du groupe de la plage. Il avait retrouvé et gardé mes sandales. “On ne sait jamais” s’était-il dit.

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