Archives pour août 31st, 2009

Chacrise, 10 septembre 1914

copie-de-marque-pages-08-09Ma mère secoue sa lourde jupe pour me faire lâcher prise, mais je la tiens avec les deux mains, en essayant de m’y cacher. « Va-t’en, Jean ! Joue avec les autres ! » Mais, précisément, j’ai été renvoyé du foot parce que je suis trop petit. Mon frère me protège contre tout le monde, mais en échange se permet de menues brutalités. Pour me faire partir, il m’avait poussé dans des orties. Mes jambes brûlent encore.

C’est déjà trop tard. Trois Allemands nous abordent, deux soldats pointant leurs fusils vers nous, comme mon père avait dit de ne jamais faire, et un officier, dont je n’ose regarder que la ceinture noire brillante.

« Votre homme ! » ordonne l’officier. « Je ne sais pas » répond ma mère. L’officier me prend le bras. « Votre homme ! » Voyant la peur dans les yeux de ma mère, mon sang se glace, figeant mes membres, et je ne peux pas respirer, comme si le ballon de foot s’était coincé en moi, ne laissant plus de place, tellement j’ai peur. J’indique avec mon doigt la trappe du four à pain derrière le foyer. Un des soldats l’ouvre, y met le bras et, brusquement, fait sortir mon père, accroupi là-dedans. Il est tout taché de suie. Les militaires le regardent avec mépris. « Besoin de pain. Tu sais faire. Viens ! »

Ma mère s’affole. Elle aurait pu m’en vouloir, mais elle a d’autres urgences. « Va chercher ton frère au foot ! Il faut qu’il prévienne, sinon… »

Je pars. Si je pouvais, je me gratterais les piqûres d’ortie en courant.

Chacrise, 17 mai 1918

Le sergent Richard s’est présenté à la porte bien avant l’heure habituelle. Nous nous étions connus parce que la popote des sous-officiers était dans notre cour. C’était la guerre, sa femme était loin, mon mari aussi. Il aimait, ça se voyait, se faire servir le café par des mains de femme, et moi je me laissais regarder ses bras, tellement rassurants à côté des bras flasques des seuls vieux et enfants restés au pays. Nous n’irions pas plus loin.

« Madame Triolet, il faut partir. Les Allemands ont traversé l’Aisne ce matin, et ils seront ici avant le soir. »

J’ai commencé à ramasser les affaires. Mais mes mains, comme dans un rêve, ne fonctionnaient pas, n’étaient plus reliées à mon cerveau. J’ai appelé les enfants. Les deux filles étaient à mes côtés, mais Jean ne répondait pas. C’est ça, il était parti avec ses copains jouer près de la gare. Le foot, le foot…

Quelques vêtements, de la nourriture jetée dans un panier, une poupée pour chacune, les précieuses quilles de Jean.

Le voisin m’appelait. « Rose, nous partons. Venez. » Il vérifiait son chargement.

« Voici les filles. J’arrive. » Malgré une boule d’angoisse dans ma poitrine qui me coupait le souffle, je suis partie en courant vers la gare.

Tergnier, 9 février 1944

Déjà, de voir la lumière autour de la porte de cave en haut des marches, ça n’allait pas.

Toute la nuit les bombes étaient tombées, faisant bouger la terre jusqu’à dans la cave, où nous nous étions déjà refugiés en ’40, puis ’42. Ah, vivre dans un nœud ferroviaire comme Tergnier ! Notre fierté était devenue notre malheur.

Mon mari n’était même pas là. Allé jouer au foot la veille, il avait dû rester boire un coup, puis un autre, et c’était trop tard. « L’idiot ! » me disais-je, car il était nul, et je soupçonnais les jeunes qu’il fréquentait de rire derrière son dos.

Mes entrailles avaient fait écho aux soubresauts de la terre, et elles continuaient à se remuer toutes seules. Je montais l’escalier presqu’à genoux. Nous avions entendu tomber des murs, et nous nous attendions à de nouveaux dégâts. Mais devant la porte notre ville était à plat. La lumière de jour remplissait partout l’espace où il y avait eu des maisons. On pouvait voir des champs au loin.

C’est comme si toute cette lumière inattendue pénétrait en moi et s’y ajoutait au tumulte, m’empêchant de respirer. J’ai appelé le gamin des voisins. « Louis, va vite chercher Monsieur Triolet ! Au terrain de foot. Dis-lui que je perds les eaux. » Je le voyais reformer les mots avec ses lèvres, pour ne pas oublier ce message incompréhensible. Il est parti, mais au fond il ne voyait pas pourquoi il continuerait à être gentil dans un monde détruit. « Cours ! » je le suppliais. Il s’est mis à courir, mais je savais qu’une fois passé le coin de rue il ralentirait.

Epinay-sur-Seine, 12 mars 2006

Ce médecin était tellement mal avec la vieillesse qu’il la traitait comme une petite grippe, à guérir avec des médicaments et de l’humour. Le vieux Monsieur Triolet lui parlait d’une oppression dans la poitrine « comme un ballon qui gonfle ». Il faut dire, avec le métier qu’il avait fait, sans prendre de précautions… Le docteur lui a tapé sur l’épaule, et dit « Alors, Zidane vous a aussi donné un coup de boule ? »

Des aides-soignantes le levaient et le couchaient, et moi je m’occupais de ses repas, de son ménage et de lui tenir compagnie.

Malgré sa bouteille d’oxygène, son état s’est empiré l’après-midi. Il me regardait, les yeux peureux. Un jour il m’avait avoué : « M’étrangler, comme ça va finir par m’arriver, c’est pire que d’être étranglé. » Je lui ai pris la main. Il n’arrivait pas à respirer. Je me suis penché pour entendre ce qu’il disait. « Allez chercher Edouard à l’entraînement. » C’était son petit-fils, son préféré, alors qu’il ne s’était jamais entendu avec son propre fils. Il paraît qu’il s’amusait ailleurs quand sa femme a accouché pendant un bombardement. Cela a cassé le couple, et il n’a guère revu les enfants. Mais il avait retrouvé Edouard. Le petit venait le voir l’été, et il lui avait payé un stage de foot.

« S’il vous plaît ! » Sans plus hésiter, je suis partie. Dans la rue j’ai commencé à courir. Pour ce qu’on gagne dans ce métier, ce ne serait pas la peine si on ne les aimait pas, nos petits vieux.

Epinay-sur-Seine, 12 mars 2006

Je serai poète, pas footballeur. Papy a beau me payer ce camp, je suis nul. Je n’ai pas l’intelligence branchée directement aux pieds, comme certains ici. Mon capitaine pour ce match de clôture râlait de m’avoir dans son équipe.

Je serai poète. Pourtant, alors qu’on est à égalité, le ballon se pose devant mon pied, comme un de ces mots qui, venus je ne sais pas d’où, complètent à la perfection un vers. Je tire. Le gardien des rouges s’attendait à une attaque plus confuse, plus agressive, et n’a pas le temps de réagir avant que mon ballon passe à dix centimètres de sa main droite. Comme pour sanctionner l’explosion de joie autour de moi, on siffle la fin du match. Les bleus ont gagné.

Ceux qui me raillaient ce matin me hissent sur les épaules. « Tri-o-let ! Tri-o-let ! » C’est comme si le ballon, niché pourtant au fond du filet, était entre mes côtes, gonflant, gonflant, m’empêchant de respirer, tellement je suis fier. Je serai poète, mais plus tard.

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