Ce matin là j’étais allé me promener, appareil photo en bandoulière, le long de l’Aisne, sur l’ancien chemin de halage. Près d’une écluse il y avait une vieille maison qui semblait abandonnée. Je la cadrais dans mon viseur quand j’eus l’impression que quelqu’un m’observait derrière la fenêtre du premier étage. Peut-être un simple reflet sur la vitre ?
Un peu plus loin il y avait un bar. Un de ces bars pour mariniers, où la bière du Nord (la gueuse) coule à flot, ainsi que le genièvre. Je m’adressai au patron et, en même temps qu’un café chaud, lui demandai :

- La maison près de l’écluse, elle est habitée ?

- Oh, ça non, pour sûr ! C’était la maison de Cri Cri, et … Mais vous n’êtes pas du coin? Vous n’connaissez pas Cri Cri et son histoire ? Par ici tout le monde l’connaissait le Cri Cri ! Y venait souvent là, tiens, dans l’coin là-bas!

Et le barman ne put résister au plaisir de raconter. Au fur et à mesure qu’il parlait, il devenait plus familier et son récit s’est émaillé de plus en plus de ces tournures et expressions « ch’tis » typiques de Picardie. Il parlait avec cet accent horrible qui donne l’impression que les gens parlent avec des patates chaudes dans la bouche…Je me suis efforcé d’en reproduire approximativement le contenu et les tournures pittoresques.

«

…Il avait pas été gâté par la nature, Cri Cri! Y savait pas (ou y pouvait pas) faire grand chose, rapport à sa tête qu’était pas « normale » comme on dit… Heureusement sa mère, en mourant, lui avait laissé la baraque et un joli compte en banque. Alors y passait ses journées argarder passer les péniches. Les mariniers et les marinières lui faisaient des signes et ça le faisait sourire et aussi plaisir car il se sentait un peu moins seul de savoir qu’il était si connu…
Nanard, le responsable de l’écluse, le faisait un peu travailler, pour l’occuper. C’est qu’y se faisait vieux, le Nanard… C’était un peu comme son matériel! Quelquefois les portes de l’écluse, côté amont, elles coinçaient un peu… Alors Cri Cri, il aidait un peu à la manœuvre. Il amarrait aussi les péniches pendant l’éclusage. Mais en fait il n’avait pas d’amis. Il aurait bein voulu mais y n’osait pas… Et puis y a eu Juliette !

Juliette : c’était la fille à Dédé, le patron batelier qui faisait les graviers entre Venizel et Soissons. C’était un beau brin de fille, la Juliette! Blonde comme les blés en Août, une poitrine à damner tous les saints du paradis. Et des yeux! Des yeux si grands, et si bleus, qu’à trop argarder dedans on avait peur de s’y noyer! On voyait bein que le Cri Cri il en pinçait pour la tchiote! Chaque fois qu’eul Dédé y venait au bar, Cri Cri y rappliquait aussi sec. Y s’mettait là, dans l’coin, et y r’luquait Juliette! Elle lui disait, pour s’moquer gentiment : « Tu veux ma photo, Cri Cri ? » Et lui, qu’avait pas inventé l’eau chaude, y disait : « Ben oui, j’voudrais bein! » Et toute la salle riait, et ça f’sait chaud au coeur de Cri Cri qui voyait qu’les gens l’aimaient bien.
Et puis un jour, pendant l’éclusage de la péniche à Dédé, on a vu qu’la tchiote avait trouvé un gars! C’était pas un gars d’cheu nous. Un type aux cheveux et aux yeux  noirs, genre italien, quoi ! A la façon qu’ys avaient de s’toucher on voyait bein qu’entre eux y s’était passé quequ’chose qu’était plus qu’une amourette ! Je m’souviens que c’jour là, y pleuvait… Une de ces pluies de fin d’automne, qu’a vite fait d’virer en neiche par chez nous. En r’gardant Cri Cri, on voyait que son visage était tout humide, et on savait pas si c’était la pluie, ou aut’chose…

Le l’endemain, la péniche à Dédé, elle est revenue à l’écluse et s’est présentée au bief aval. La Juliette, elle était toute seule! Ses yeux y paraissaient moins bleus, p’t être rapport au temps qu’avait viré à la neiche, ou p’t être qu’elle était triste d’avoir perdu son coquin! Elle restait là, sur le pont, à révasser pendant que Nanard s’occupait des vannes.
Et puis la porte du bief amont a coincé encore une fois! Nanard s’est mis à crier : « Cri Cri, viens un peu là, j’ai b’soin d’toi pour bouger ces sacrées d’portes! (Enfin y disait pas « sacrées » mais un mot plus vulgaire que j’ose pas répéter…). Mais point d’Cri Cri…
Alors Nanard argardé vers la fenêtre, et on l’a vu courir vers la porte de la maison …

Le reste, c’est Nanard qui nous l’a raconté… Cri Cri s’était pendu à la poutre de sa chambre du premier étage. Oui, celle où vous avez cru voir quelqu’un… Ses pieds tournaient comme une boussole qu’aurait perdu l’Nord : Ouest, Sud-Ouest, Sud… Et la vieille poutre qu’avait du mal à soutenir le corps faisait : « cri… cri… cri…cri… »

Bon, vous voyez maintenant pourquoi vous avez pas pu voir quelqu’un derrière c’te vitre ?

Mais j’vous ai ennuyé avec c’t histoire pas très drôle! Allez, v’s allez pas rester sur vot’ café ? Une tchiote gueuse vous réchauffera bein mieux, c’est moi qui vous l’offre!

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2 réponses à “Cri Cri”
  1. Denis dit :

    J’aime le langage que je peux mâcher comme du chewing-gum tout en le lisant. Une savoureuse approximation des paroles du Nord, à lire à haute voix pour faire grandir le plaisir.
    Et tu touches, Jean, à une de mes peurs enfouies (pas si enfouies que cela) en parlant d’un visage aperçu à moitié à la fenêtre d’une maison vide.

  2. Jany dit :

    ouah ! j’avais deviné la fin
    mais ça fait mal
    la fille d’un ami
    un jeune couple, 2 enfants
    le père c’est pendu
    c’est l’aîné, encore un petit, qui l’a découvert
    déjà qu’il était tombé dans l’escalier
    il y a des démarrages difficiles dans la vie

  3.