marque-pages-09-09-copie21J’étais le soleil, tu étais la lune. Nous dansions dans la moiteur indienne, mes bras tendus en haut pour dominer le jour, les tiens en bas pour accueillir la nuit. C’était sublime, c’était ridicule. Nous avons commencé à rire, moins du ridicule que de ce que nous voyions promis dans les yeux de l’autre. Tu es passée à un autre soleil, moi à une autre lune, en suivant la ronde.

Je connais un pays où les trottoirs sont parfois verticaux, les réverbères à l’horizontale. Et ses citoyens blasés discutent, rêvent, ajustent le rétroviseur, en attendant que le pont redescende et qu’ils puissent traverser.

Les voies d’eau entrecroisent les Pays Bas, et la population ne montre pas plus d’impatience devant un pont, un bac ou une écluse qu’un consommateur qui attend son café. Mais plus que de la résignation c’est du pragmatisme. Bismarck a dit que si les Néerlandais avaient occupé l’Irlande, ils en auraient fait un jardin d’Eden ; que si les Irlandais avaient occupé les Pays Bas, ils seraient tous morts noyés. Un Irlandais interroge les couleurs de ses humeurs chaque jour – sont elles brillantes ou ternies ? Un Néerlandais se dit qu’il a encore la chance d’une journée à vivre, et s’y met placidement.

Le terme “paysage” ne convient guère. En haut il y a le ciel illimité, bleu ou gris, ou avec des nuages en tumulte ; en bas l’eau, sa surface agitée par le vent ou labourée par les vaisseaux qui passent ; entre les deux comme un horizon, les étroites bandes de terre où vivent près de seize millions de Néerlandais.

Une frontière intérieure sépare l’Est, qui resterait au dessus de l’eau sans les digues, de l’Ouest, qui serait sous les eaux. A Amsterdam comme dans d’autres villes anciennes, les canaux paresseux encadrent des maisons émergées du Siècle d’or, disposées en coin ou en courbe, sans la recherche de perspectives qu’affectionnent les sociétés aristocratiques. Alors qu’invisible, et inconnue des étrangers, la houle de la mer du Nord, tout près, dépasse même les toits les plus élevés.

Les Néerlandais ont appris à vivre avec cette situation comme toute personne sensée qui n’a plus pied : en gardant la tête froide. La discipline marque leur histoire, de la guerre menée pendant quatre-vingts ans pour se libérer de la domination espagnole à leur survie à tant d’invasions. Quand vous vivez au bord de la mer, les autres pensent qu’il est facile de vous faire tituber et y tomber.

Un nageur a besoin d’une autre qualité : la persévérance. Si une vague vous éloigne, il faut regagner la distance perdue. Déjà en 500 avant notre ère les Frisons au Nord construisaient des monticules artificiels pour leurs maisons et fermes. Après les trente-cinq graves inondations du 13e siècle, la destruction délibérée par l’armée allemande en 1944, ou la combinaison de marées hautes et de tempêtes qui a rompu les digues en 1953, les habitants ont repris la lente tâche de réparation, en assainissant, séchant, rebâtissant, améliorant les défenses. A Colijnsplaat en 1953, les villageois ont retenu la mer en appuyant leur dos aux sacs de sable.

L’imminence de ces catastrophes naturelles rend tout relatif. Qu’est-ce qui peut être permanent et sûr, si la terre même sur laquelle on se tient exige une vigilance constante ? Ici aussi, la réaction n’est pas la panique, mais l’acceptation de l’impermanence de toute chose. Les rebelles et les individualistes, Descartes ou les hippies, ont trouvé aux Pays Bas non seulement un refuge, mais la liberté et la tolérance.

Aux Pays Bas, il n’y a qu’une seule règle immuable : si vous trouvez un trou dans une digue, mettez-y votre doigt, ou votre pied, ou un sac de sable, et attendez de l’aide. Tout autre dicton n’est qu’une abstraction qui peut, à tout moment, ne plus s’appliquer à la quête de cette terre ferme fondamentale enfouie dans les profondeurs de l’être.

Nos rires se sont retrouvés deux jours après cette danse ensoleillée, lunée, et au fond ne se sont plus quittés. Rires scandés par tout ce qui fait un mariage, une famille. Nos vies se sont enchevêtrées. Ta famille est devenue ma belle-famille, ton pays mon beau-pays.

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2 réponses à “Mon beau-pays”
  1. Jean dit :

    Bravo Denis, sans conteste ton plus beau texte! Lumineux et calme comme les deux corps célestes qui ouvrent la nouvelle. Elle est bourrée de références historiques méconnues de nos cultures franco françaises. Et la fin, plus personnelle, est une double déclaration d’amour à ta femme et à son pays…

  2. Jany dit :

    oui, superbe et émouvant
    pas besoin de making of

  3.