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Lettre ouverte à mes père et mère défaillants

Vous m’avez eu, vous m’avez nourri, logé, blanchi, élevé, vous avez veillé à mon éducation. Vous avez fait ce que vous pouviez. Mais en n’étant que vous-mêmes, à combien d’autres vies vous m’avez barré la route !

Vous auriez pu, en poste outre-mer, être emportés tous deux par la fièvre jaune à sept heures d’intervalle.

Je suis obligé de rentrer vivre avec mon grand-oncle Archibald, à la réputation exécrable. Je vis esseulé, avec seuls quelques domestiques pour compagnie. Je ne vois jamais mon tuteur – il m’est même interdit de monter à son étage de la demeure. Je passe mon temps dans le parc, à regarder les écureuils, à cueillir des fleurs sauvages en pensant à mes parents. Un jour, cependant, l’oncle Archibald regarde par sa fenêtre et me voit pleurer dans le jardin….

Dans la rue, nous garçons nous avions des jeux bruyants, tout en mouvement. Mais avec mes trois amis les plus proches en esprit, nous venions aussi dans la courette derrière ma maison, mener nos autres vies jusqu’à être arrêtés par la tombée de la nuit. Nous fixions nos noms et nos âges, puis l’histoire commençait, des cowboys, ou des mousquetaires, ou des explorateurs. Nous bougions peu, car tout devait être raconté. Chaque geste était précédé par “Imagine que”

Si seulement vous aviez tenu une auberge de bord de mer, fréquentée par les naufrageurs et autres louches personnages.

Un soir d’orage, à côte de la maison, je vois l’homme au perroquet, et au visage marqué par la trace livide d’un ancien coup de coutelas, plonger sa dague dans le ventre du petit rondouillard. Il entend mon cri étouffé, m’attrape par le bras, me recouvre le haut du corps d’un sac de jute, et me hisse sur son épaule. Il m’abandonne dans un endroit noir comme le goudron. Apeuré, je m’endors. En m’éveillant, qu’est-ce que j’entends ? Le clapotis des vagues. Tâtonnant je trouve une poignée. Je la tourne. La lumière rentre. Je monte des marches, pour me retrouver sur le pont d’un grand navire, toutes voiles dehors. “Enfin debout” crie un géant barbu mais souriant. “T’as envie d’aller sur la côte de Barbarie avec nous ?” Je regarde tout autour. L’horizon est vide…

Moi et ma meilleure amie fille, avec un sérieux que je trouve maintenant déconcertant, nous nous formions pour devenir pirates. Nous avions établi des tests, des sauts en hauteur et des pompes, des nœuds à faire, pour grimper dans la hiérarchie corsaire. Elle finirait capitaine Midnight, moi Sharkey. Nous avons subtilisé à son père les deux chaussettes à rayures qu’il portait avec sa culotte de golf, pour les mettre sur la tête. Des anneaux de rideau aux oreilles. Une fois, ainsi habillés nous avons pris le tramway…

Vous ne m’avez même pas maltraité, à part quelques claques et fessées que, adversaire pourtant de la violence envers les enfants, je trouve plutôt méritées.

Père implacable, tu montes vers ma chambre avec ta ceinture à la main. Dans la nuit, je réussis à m’échapper de la maison par les toits. Je descends au port et me cache sur un voilier en partance. Tempête. Naufrage. Je suis le roi de l’île, jusqu’au jour où une pirogue à la proue en cou de girafe s’approche de la plage…

Lorsque la maison était vide, je la remplissais d’une histoire abracadabrante, courant dans l’escalier, me déguisant avec les édredons des lits, fouillant dans les tiroirs de ma mère. Je guettais le bruit des parents qui pourraient rentrer et me découvrir affublé de ce que j’y avais trouvé…

Si vous aviez été anglais, plus riches, plus bourgeois, avec des parents près des lacs, vous nous y auriez envoyés en été.

Nous voguons sur l’eau dans notre bateau à voile, puis rentrons à la tente plantée sur une minuscule île. Les trois garçons du coin, avec leur drôle d’accent populaire, arrivent sur leur bateau avec sa cabine et son tuyau de poêle fumant. Accusé un jour à tort de vol, je vois mon grand frère tout rouge, près des larmes…

Encore Margaret et moi nous économisions notre argent de poche et proposions des prestations payantes à nos parents, pour acheter un canot gonflable. Nous avons établi son registre à l’avance : “Démon Rouge acheté” ; “Démon Rouge lancé”. Puis, perdant notre sérieux, nous avons dit ce qui allait longtemps déclencher nos fous rires chaque fois que nous le disions : “Démon Rouge crevé”

Pourquoi ne pas être devenus artistes de cirque ? Toi tu aurais été voltigeuse, toi tu aurais fait les portés. Nous aurions vécu dans une roulotte.

Dans chaque ville, alors que les hommes montent le vaste chapiteau, les enfants du coin s’agglutinent autour. Enfin, l’un d’eux m’aborde. Je suis nonchalant mais sympa. Oui, je donne parfois à manger aux lions. Oui, j’entre en piste tous les soirs, clown miniature. Ce premier garçon devient mon ami. Un jour, je me foule le pied. Que faire ? Nous nous cachons, Fred et moi, voir si mon costume de clown lui ira…

Ah, ces livres dans lesquels je voyais la vie plus aventureuse, plus cohérente, plus excitante, une vie dont mes efforts ne reproduisaient que de pâlots fragments. Mais l’auteur C.S. Lewis (il a écrit Narnia, voyons), élevé comme moi à Belfast, et rempli aussi de désirs suscités par ses lectures, explique que le plaisir que lui donnaient ces désirs dépassait souvent le plaisir qu’il avait en en réalisant certains.

Enfin, alors, pas besoin pour vous de changer de métier, d’époque, de classe, de lieu. J’ai appris que – peu importe les événements vécus – j’y serais toujours moi-même, jamais un autre. Toujours votre fils, jamais l’abominable capitaine Sharkey.

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4 réponses à “La faute aux parents”
  1. Jany dit :

    Avec toi, Denis, c’est toujours difficile de faire la différence entre le réel et l’imaginaire,
    entre le vrai vécu et le vécu rêvé
    Je pense à des choses, je suppose des faits
    la fois d’après, je me disq que j’ai tout faux
    Garde tes secrets, ils sont plus riches comme ça

  2. Frimin Valerie dit :

    Merci pour ce joli texte en prose plein d’humour et d’amour…

    Mes parents auraient pu m’offrir une vie bien meilleure, une vie plus remplie, une vie sans restriction et pleine d’abondance… Ils ne m’ont offert que la richesse du coeur, le plaisir simple des moments que l’on partage, des racines solides qui nous retiennent lorsque le vent nous chahute…

    Je me sens parfois bien incapable de transmettre aussi bien qu’eux ce trésor…

  3. Denis dit :

    Encourageant de voir les mots éveiller chez un lecteur ce qui est à lui, le voir partir d’eux sur son propre chemin le long du coeur, du partage, des racines, puis des doutes.
    Ne nous serions-nous pas croisés dans les tranchées de la Grande guerre, sur un lieu de tournage de film ?

  4. Valérie dit :

    Nos chemins se sont effectivement croisés à cette occasion… riches moments dans ma mémoire d’enseignante

    Amicalement

    Valérie

  5.