Archives pour décembre, 2009

Je suis venu dans le pays de Soissons pour un jardin, qui n’était alors qu’un terrain rendu aux boutons d’or en émeute contre l’ordre horticole. Au milieu, une maison hésitant entre délabrement et ruine. Nous nous y installons et vivons (quel abrégé !). Moi l’homme, je refais la maison d’une main (dans l’autre le livre de bricolage), la femme accouche un jardin où le désordre fait place à une foule de fleurs en liesse, se dressant pour voir passer le soleil, ou accroupies pour parer aux averses. Les deux garçons établissent un circuit à la Fort Boyard, la fille… y arrive à l’âge de sept heures, munie d’une décharge signée à l’hôpital.

A partir d’une boucle du bracelet routier qui entoure Soissons, un automobiliste venu d’ailleurs peut penser apercevoir une grande structure ecclésiastique à trois tours, deux pointues et une carrée. Nous du pays nous savons qu’il s’agit en fait de la tour unique de la cathédrale et des deux flèches de Saint Jean des Vignes altières sur leur monticule, toutes trois réunies par un raccourci visuel. Soissons ne livre pas ses secrets au premier venu.

Longtemps cette ville n’a été pour nous qu’un lieu de passage obligé pour l’alimentation, les matériaux, les équipements. Tout attrait aurait été effacé par la guerre, la Grande. Les voies dressées et élargies étaient bordées de constructions trop quelconques pour me faire lever les yeux, et nous supposions la population coincée entre les pétillants Champenois et les amicaux du Nord. « Deux cliniques psychiatriques ? » nous disait une femme juste arrivée et brûlant de repartir « bien trop pour une ville de cette taille. »

Nos relations au village étaient de voisinage. Puis un jour en ville quelqu’un nous dit « Bonjour » dans la rue. Bien sûr, nous commencions à faire partie de différentes communautés, chorale, cours de Vittoz (lesquelles, c’est le charme d’une ville moyenne, se recouvrent largement), mais pour la première fois elles débordaient sur la voie publique. Nous avons levé les yeux, cherchant et trouvant des visages connus. Au-delà, nous voyions ce que nous avions dédaigné de regarder, le cadre urbain.

La Reconstruction ne s’est pas limitée à un colmatage utilitaire. Certes, le résultat fait parfois penser à une prothèse permettant à un estropié de remarcher. Mais elle a engendré aussi ces façades, néo-quelque chose ou Art nouveau, aux courbes et aux bas-reliefs délicats, qui reflètent la résilience des hommes, leur aspiration vers la beauté. Pour ceux qui connaissent son histoire, Soissons porte l’espoir comme une couronne. Il est vrai qu’en rentrant du Périgord ou de la Bourgogne, dont la paix a protégé le pittoresque, j’ai de la peine, à revoir ici les vieilles blessures, cicatrisées mais qui laissent leurs traces sous le quotidien des rues et des esprits.

Soissons la complexe, aimable (un inconnu vous saluera facilement dans une rue vide ou devant sa maison) mais réservée, écrasée par le naufrage économique, mais maintenue à flot par les dépenses de ses privilégiés. Les flèches de Saint Jean ont leur propre ambigüité. Elles peuvent inciter les citoyens bien-pensants (et bienfaisants) à élever la pensée vers son but ultime ; pour les moins chanceux et plus narquois, ne seraient-elles pas plutôt deux doigts d’honneur levés contre le sort qui les frappe ?

Tiens, je vois que moi, le déraciné résolu, j’ai utilisé le verbe “rentrer” ? Nous appartiendrions donc à ce pays, mais comme on appartient à une bibliothèque, ou à un club de karaté. Sans racines, comment en faire ? Pourtant celui qui nous verrait dans notre café le jour du marché, servis d’office car on nous connaît, en grande conversation avec des amis, dirait que nous faisons comme chez nous.

Mais ce jardin, après avoir embelli une maison devenue foyer, lieu d’une histoire familiale, pourra un jour être réoccupé par ces boutons d’or toujours en émeute, faisant toujours désordre. Notre famille, partie dans le monde ou dans le néant, restera un temps dans les mémoires, puis disparaîtra. Le dernier souvenir de nous sera « Ils n’étaient pas d’ici. »


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Saint Jean des Vignes

Saint Jean des Vignes

Je m’appelle Jehan (dans mon pays d’origine on disait Giovanni ou plus simplement Nanni). En cette année 1488 je suis arrivé à Soissons avec mon équipe de bâtisseurs pour ériger la tour de l’abbaye consacrée à Saint Jean, mon saint patron.
Nous somme francs maçons. La règle et le compas à la main, nous sommes les égaux des maîtres en théologie que nous fréquentons et avec qui nous partageons notre science des nombres et des ordonnancements dialectiques mais notre victoire consiste à dominer la résistance des matériaux.
Nous avons des privilèges, et d’abord celui de parcourir librement les pays, en toute franchise, en dépit des conflits qui opposent les royaumes. Près du chantier nous habitons tous la Loge. C’est là que nous entreposons et réparons nos outils. Hugues, le Maître, enseigne aux apprentis.
Je me souviens de la cérémonie au cours de laquelle j’ai été accepté dans la Loge des maçons. C’était à Florence et je débarquais encore imberbe de ma campagne toscane. Je ne peux vous décrire cette cérémonie. Son déroulement, comme  les règles de construction qu’on nous a enseignées, doivent rester secrètes pour les profanes.
Comme les moines, que nous côtoyons souvent, nous ne sommes pas riches mais nous avons tout ce dont nous avons besoin.
Maintenant je suis devenu vieux. Les jeunes écoutent mon enseignement et les nombreuses histoires que j’ai ramenées de mes voyages. Moi je rêve de revenir à Pontedera, sur cette rivière magnifique qui s’appelle l’Arno. Plus personne ne m’attend dans la grande maison familiale, sauf Ardelia, ma vieille nourrice, presque centenaire. Lors de ma dernière visite elle m’a avoué qu’elle ne voulait pas mourir avant que « Nanni » ne revienne au bercail.
Quand cette tour sera terminée, d’ici cinq ou six ans, je reviendrai poser mon sac a Pontedra. Assis sur les berges de l’Arno, je regarderai passer le temps et j’oublierai mes cathédrales.

 

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