L’alignement de masures mitoyennes prenait son nom des ardoises qui les couvraient de noir bleuté. C’était un nom dépréciant, dans une campagne irlandaise où les maisons, même sans grandeur, portaient souvent le nom du lieu-dit comme si c’étaient des propriétés.

Ces anciennes chaumières à deux pièces n’avaient ni eau courante ni électricité, ni chauffage, ni autre moyen de cuisson que dans la cheminée ouverte. Le sol était en terre battue. De petites fenêtres décourageant la lumière du jour d’entrer, c’était perpétuellement crépusculaire à l’intérieur.

Seule la famille dans la première maison, blanchie coquettement à la chaux, s’accrochait à la respectabilité comme une femme à son grand chapeau au vent. La fille Grace avait épousé un GI américain après la guerre. Elle revenait en visite, avec les cheveux les plus blonds du pays. C’était la seule maison où vivait un père.

Annie partageait la troisième avec ses deux fils d’un premier lit, Bill et Jackie, et leur demi-frère Jim. C’était la plus petite de la rangée mais, merveille des merveilles, Bill réussit, à l’aide d’un générateur, à y installer une ampoule au plafond. La lumière blafarde attirait tout le voisinage, même de la grande maison en face, condamnée encore longtemps à l’éclairage velouté mais incommode des lampes à pétrole.

La locataire de la quatrième et dernière, Doris, était bonne chez deux sœurs. Elles avaient un puits, mais ne buvaient que l’eau de source, qu’elles envoyaient Doris chercher dans une source lointaine, cachée dans l’herbe sous une haie. Sa fille Jeanne, aussi précocement mère célibataire que Doris elle-même en son temps, se maria ensuite. Doris était disgracieuse et on lui reprocha, le jour où elle accompagnait les jeunes mariés passer une après-midi en voyage de noces dans une station balnéaire proche, de « ne même pas s’être rasée ».

Venu en vacances, je passais souvent à Slate Row avec la fille de la grande maison. Ses résidents prenaient des accents policés pour nous parler, mais le ton entre eux était plutôt brusque et paillard, et ils le trahissaient parfois par un rire gras devant nous, un regard en coin.

Un manque d’imagination faisait que j’étais surpris de les savoir tous Protestants : une telle misère ne pouvait dans ma tête qu’être catholique.

Le dénuement atteignait son comble dans la deuxième maison, où habitaient Aggie et ses trois, puis quatre enfants. Elle survivait d’une pension alimentaire d’une livre par semaine, plus une livre d’allocations familiales. La famille dormait ensemble sur un matelas par terre à l’intérieur du lit, car les planches avaient été brulées un hiver.

Aggie était jeune mais hagarde, et très sourde. Elle était sujette à de violentes rages, pendant lesquelles elle jetait la vaisselle par la porte. Les voisins faisaient alors attention en passant devant. Il ne restait que des pots à confiture pour boire le thé. Elle s’adressa à la grande maison pour avoir « une petite bouteille pour le biberon du bébé ».

Son fils aîné David avait été renversé par un automobiliste qui, descendu de son véhicule, lui passa une demi-couronne et repartit.

La fille Rose passait beaucoup de temps à la grande maison, où elle était acceptée, bienvenue même, comme camarade de jeu. Plutôt que de la commander, nous pouvions toujours la faire plier en lui proposant quelques pommes du verger. Ses cheveux mal taillés étaient infestés de poux. Comment nous nous y échappions ?

Le second fils Tommy regardait le monde à travers une fente entre ses deux mains. Cela faisait penser à la façon dont les enfants se cachent devant un film d’épouvante, mais Tommy avait des cataractes et, sans cette astuce, ne voyait qu’en kaléidoscope. L’opérer ? Cela a pris des années, des années. Il n’allait pas à l’école. Il était sans défense, et n’était pas défendu.

La petite dernière Brenda arriva comme par conception immaculée, mais il était dit qu’elle se blottit un jour contre les jambes du voisin Bill, en disant « Papa ».

Chacun a fait sa vie. David est devenu soldat, a été renvoyé pour avoir hérité de la surdité de sa mère, s’est fait opérer et est reparti à l’armée. Il a un fils handicapé. Rose a épousé un marin et, se trouvant à Hong Kong, a envoyé à sa mère un service de bols pour les salades de fruits. Tommy a grandi, grandi, est parti vivre en ville avec sa mère, est devenu « étrange », et est mort à trente ans. Brenda? Mariée, des enfants.

Leur sort me hantait. Chaque fois que le hasard me donnait droit à un vœu, les yeux fermés, je leur souhaitais de s’en sortir. Je n’offrais que cette bienveillance, et mes vieux vêtements à Tommy.

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