Ils parlaient entre eux en anglais, d’un lourd accent de l’Europe centrale qu’un imitateur n’oserait pas reproduire, de peur d’être accusé de parodie cruelle. Ils n’avaient jamais bien appris le polonais de leur pays de naissance, et le yiddish s’était barré en chemin. David et Golda Goldstein.

C’étaient les parents d’un ami de Londres. Ils tenaient deux magasins d’habillement féminin dans des banlieues lointaines de Londres, cette ville où tout est lointain. Quand nous nous sommes connus, ils se préoccupaient exclusivement de ce commerce et leurs deux fils, mais la grande histoire avait bousculé le passé de chacun. David me racontait des bribes du sien, mon ami Bernard celui de sa mère.

Aux premières années du siècle dernier, David se trouve devant l’obligation de servir sept ans dans l’armée tsariste et décide de quitter la Pologne. Un passeur l’accompagne jusqu’à une haute clôture grillagée. Il l’escalade, saute, et arrive à pieds joints en Allemagne. Il continue jusqu’à chez un cousin à Berlin. Admis tard la nuit dans la cour de l’immeuble, il sonne, est rabroué par son parent furax d’être éveillé et, n’osant plus déranger le concierge, y reste jusqu’au matin.

Berlin n’est qu’une escale. Il continue jusqu’à la mer du Nord, et atteint l’Angleterre. A l’immigration – on a l’habitude – on regarde l’orthographe inextricable de son nom et tranche : il s’appellera désormais “Goldstein”.

Il s’établit marchand en plein air dans les miséreux quartiers Est de Londres, où les immigrés s’entassent. Des cousins font de même dans d’autres quartiers, un troisième exerce à Leeds. David affiche fièrement “Goldstein, habits à prix étudiés pour la femme élégante ; succursales à Poplar, Isle of Dogs et en province”.

Il épouse Golda, partie elle aussi de la Pologne avec deux sœurs, dont une a choisi New York et l’autre Paris.

Mais la guerre arrive, et les autorités britanniques mettent David devant un rude choix : servir sur le front, ou dans un régiment d’étrangers chargé – excusez du peu – d’écraser la révolution bolchévique en Russie. David se résigne à chasser les Rouges. Sous des officiers anglais, ils débarquent d’un destroyer à Archangel, où la situation est si chaotique que navire et encadrement déguerpissent aussitôt, les abandonnant sur le quai.

David part à pied à travers ce qui devient en cours de route l’Union soviétique. Il s’improvise boulanger itinérant. Trois ans plus tard il arrive à Constança sur la mer Noire. Il paie avec son pantalon de rechange une place sur un bateau en partance, tellement vétuste qu’il coule dans le port. David revient à la nage.

Pour retourner en Angleterre il a besoin de papiers. Il rejoint enfin sa femme sous les auspices de la reine Wilhelmine des Pays Bas, émue par le sort de ces réfugiés devenus apatrides.

La famille habite un appartement lilliputien dans l’East End. Deux fils naissent. Bernard racontait une vie faite de traditions et d’habitudes juives, religieuses et laïques (dans une salle de cabaret yiddish “tu devais faire attention, sinon quelqu’un pisserait dans ta poche.”).

Au prix d’un dur labeur, ils font très modestement fortune, et je les ai connus dans une petite villa d’une banlieue respectable. Le fils aîné Sam travaillait dans le commerce à Paris, Bernard gérait les boutiques. (Adolescent il avait été envoyé à Paris pour apprendre le français chez ses cousins. Il était rentré sans un mot supplémentaire de français, mais se débrouillait désormais en yiddish.)

D’un voyage en Pologne j’ai rapporté un livre d’images de Varsovie avant guerre. David les scrute, rappelle sa réputation de titi varsovien bien nippé. Golda rôde, ronchonne. Elle intervient. “La Pologne peut aller se faire voir !” Sa pure haine me revient lorsque des expatriés se délectent avec moi des satisfactions et des nostalgies de nos exils en douceur.

 

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Une réponse à “Notes éparses sur une immigration”
  1. Denis Mahaffey dit :

    Eparses, car je suis conscient des lacunes, grosses et petites, dans l’histoire. J’avais l’impression de tenir un seau de goudron, et de l’utiliser pour en combler certaines, afin de lisser le chemin, au lieu d’hésiter, tergiverser par trop de scrupules véridiques. Un exemple : je ne me souviens plus du nom de la mère. C’est pour fixer ce que je sais ou me rappelle que j’ai saisi cette occasion.

  2.