Autour de la grande table au restaurant, le groupe de jeunes couples débordait de sociabilité – sauf entre époux. Là, le ton était sec, le geste impatient, le regard empreint d’un vague mépris. Un des hommes, aimable avec tout le monde, s’exaspéra en répondant à sa femme sur son portable.

Seule Jeanne fixait son mari Julien avec tendresse, se penchait pour mieux écouter ses histoires. Quand il tendit la main pour prendre le vin et lui toucha les doigts sur la nappe, elle respira voluptueusement, baissa les yeux pour cacher le trouble que cette caresse éveilla en elle. Autour, cette réaction énerva ou fit des envieux.

Pourtant, lorsqu’il l’avait abordée la première fois, elle n’avait pas apprécié sa démarche assurée, son invitation qui claquait comme un ordre. « Je suis et je reste une femme libre. » Elle voulait bien le fréquenter, mais l’épouser ? Jamais.

Seul nuage au ciel de cette liberté, un forfait, un crime mais pire que cela, qu’avait commis son jeune frère bien aimé et dont il ne parlait qu’à elle. La confidence pesa, parasitait ses nuits. L’amour fraternel ne faisait que voiler sa répugnance pour son acte.

Ce frère l’appela pour dire qu’il quittait le pays, puis ils prirent leurs dispositions pour gérer le lourd secret partagé. Jeanne baissa alors la voix, tout en sachant que Julien, sous la douche, n’entendrait pas ses mots.

Il vint derrière elle, lui prit l’épaule et dit « Nous allons donc nous marier, mon amour. » Elle éloigna sa main. « Mais si » poursuivit-il. « Regarde. » Son poing était fermé sur quelque chose qu’il ne montra pas. « Je t’ai entendue parler soudain plus doucement, alors j’ai récupéré la cassette dans le répondeur. »

La soudaine pâleur de Jeanne fixa le rapport des forces. Les conditions étaient implacables. Le mariage et, plus que cela, un comportement à tous moments soumis et sensuel. « Tu montreras combien tu es une femme comblée par son mari, ou l’enregistrement ira à la police. »

Jeanne s’y mit. Année après année elle s’employa à faire semblant. Le jour, elle était attentive, aimante, affectueuse ; la nuit elle se pâmait, criait sous le corps de Julien. Ce fut le prix à payer. Elle n’avait plus de contact avec son frère.

Hélas, elle tomba enceinte. « Ce n’est pas commode, mon amour » annonça Julien, qui exigea l’avortement. Elle assuma moins impeccablement son devoir ensuite, comme une actrice qui aurait des trous de mémoire sur scène.

Dans la voiture en route pour retrouver le cercle d’amis, diminué par des divorces, un décès et les charges de famille, Julien au volant tourna la tête. « J’ai trouvé une femme qui fait par sa nature ce que tu joues avec de plus en plus d’ineptie. Je vais donc te libérer de ton rôle, mon amour. » Il tendit son poing fermé, elle leva sa main, posée comme toujours sur la cuisse de Julien. Il ouvrit ses doigts. Rien. « N’avais-tu même pas pensé, mon amour, à regarder le téléphone ? Il n’enregistrait rien. Au fait, à qui parlais-tu ? »

Jeanne se dressa et, avec un long hurlement, mit un bras autour de la tête de Julien. La voiture se déporta, fit tambour sur tambour, s’immobilisa.

Jeanne ne bougeait plus. Léché par les premières flammes, Julien s’extirpa et fit quelques pas. Mais il s’arrêta, revint, saisit Jeanne, la tira à temps pour éviter la déflagration qui suivit avec un bruit de tornade. Il se roula par terre, essayant d’éteindre ses vêtements. Puis cessa de lutter.

Jeanne revint à elle. La forme noircie à côté ne brûlait plus, mais était encore parcourue de petits spasmes. Elle prit la tête de Julien sur ses genoux et couvrit les yeux, d’autant plus brillants que ses paupières avaient disparu. En y mettant une ironie de circonstance, elle dit « Mon amour. »

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2 réponses à “Mon amour”
  1. Jean dit :

    Denis, ton histoire est affreuse! Bien dans le genre de Maupassant, cruelle et réaliste. Heureusement la Mort vient délivrer la Femme dans une “sad end” bien à propos…

  2. Helene dit :

    Génial! J’aime énormément! L’idée, le début, le développement, la fin, le style, merci!

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