Archives pour octobre 12th, 2010

 

Certains dimanches mon père m’emmenait à la pêche. Le trajet n’était pas bien long puisque la rive du lac de Tunis était à un jet de pierre du mur de l’usine où j’habitais. La veille au soir, après que mon père soit rentré du travail, il y avait le rituel de la préparation du matériel et la collecte des vers. L’usine traitait des tourteaux produits par la première pression des olives. Des camions arrivaient du Sahel  tunisien, chargés de « grignon ». C’était une matière organique fortement odorante, souple, un peu humide et grasse, ressemblant au compost qu’on achète dans les jardineries. Ces tas de matières occupaient une grande surface dans l’usine, en attente de leur traitement chimique qui consistait à en extraire les dernières traces d’huile pour l’industrie du « savon de Marseille ». Ces monticules ont été mes premiers terrains de jeu, en dépit de l’odeur qu’ils dégageaient et des innombrables puces qui y habitaient.

Dans ce grignon, je n’avais aucune difficulté à trouver de magnifiques vers destinés à servir d’appâts pour la pêche. J’en remplissais une boite de conserve que je complétais avec du grignon pour que les vers ne se dessèchent pas. Mon père vérifiait  les lignes. Le fil était enroulé sur des plaques de liège sur lesquelles s’enfonçaient les hameçons.
Le dimanche matin il régnait toujours une atmosphère particulière. C’est que ce jour-là la cimenterie située juste en face de notre usine était à l’arrêt et son silence paraissait assourdissant. Pour cette raison le café au lait du dimanche n’avait pas le même gout que les jours de la semaine.
Une brume légère s’élevait du lac. Le broyeur de la cimenterie ne fonctionnait pas et, dans le silence inhabituel, on entendait le staccato des boogies du TGM de l’autre côté du lac. Le TGM, ainsi appelé par tous les tunisois, était le petit train électrique qui reliait Tunis, La Goulette et La Marsa (d’où les initiales T.G.M)

Nous nous installions sur un vieux quai verdi par la mousse. Il était formé par des madriers et des poteaux qui plongeaient dans la vase du lac. C’est là que, dans la semaine, les péniches venaient charger le sel produit par les salines. Plus loin il y avait les restes d’un assemblage énigmatique dont le nom ne l’était pas moins : « le pont juif ».

Le lac était très poissonneux. Les eaux, calmes et tièdes, étaient propices à la reproduction et les plus grosses espèces de poissons venaient pour y procréer. Les hameçons étaient choisis en conséquence d’assez bonne taille, ce qui évitait la prise de menu fretin. Il y avait tout un art pour enfiler les vers sur l’hameçon. D’abord reconnaitre la tête du vers. Elle est plus ronde que le derrière. C’est important parce que les mouvements réflexes du vers ont toujours tendance à expulser les matières vers l’arrière. C’est donc par la tête qu’il faut enfiler l’hameçon. Ensuite il ne faut pas que le vers dépasse trop de l’hameçon, sinon le poisson se saisit de la partie libre et le retire sans mordre le barbillon.

Nous n’avions pas ces modernes cannes à lancer d’aujourd’hui. Après avoir dévidé une bonne quantité de fil, on faisait tournoyer l’extrémité lestée de plomb autour de sa tête et, au moment choisi, on lâchait le fil vers l’endroit visé. Après commençait l’attente. Il fallait résister à l’envie de « ferrer » au moindre frémissement car il s’agissait le plus souvent de fretin venus titiller le ver ou de « mulets » dont les habitudes alimentaires sont de suçoter la nourriture sans l’avaler franchement.
Le temps s’écoulait paisiblement.
Vers 10 heures on entendait, quand le vent était favorable, les cloches de la cathédrale de Tunis qui appelait pour la grand messe.

Ces moments passés avec mon père resteront parmi les instants de bonheur qui ont jalonnés ma vie. Je doute que mes petits enfants, que j’ai emmenés à la pêche sur des étangs en bordure de l’Aisne, gardent un souvenir aussi émouvant. C’est que tout leur est fourni : matériel, vers, et même les poissons s’ils ne sont pas arrivés à en attraper !

Ah, pauvres de nous !… Où sont les pêches d’antan ?


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