Archives pour octobre 30th, 2010

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Les deux mains se rapprochent, les paumes creusées, les doigts qui se touchent. Elles se joignent pour former une coupe.

L’homme de l’image – la fumée de poils le long de ses avant-bras montre que c’en est un – ne garde pas son bol pour lui-même, comme il le ferait en portant de l’eau à la bouche. Il le tend, avec le geste généreux d’un enfant offrant à sa mère des têtes de fleurs arrachées, ou d’un amoureux rapportant des fraises des bois à son amie.

Seulement, ses mains tiennent des vers, se lovant dans leur compost, perturbés d’être exposés à l’air et à la lumière. Derrière se distingue le tas d’où ils ont été extraits, avec en profil la fourche qui a pu servir pour le faire.

L’image déroute, mais ne dégoûte pas.  A la différence des araignées, des bestioles avec bien trop de pattes qui bougent bien trop vite, des limaces baveuses, des grosses mouches irisées, les vers de terre ne génèrent pas de répugnance,.

Pires que tous, quoique cousins en apparence des braves vers, sont évidemment les asticots, se tortillant autour de toute chair qui pourrit.

J’avais passé une nuit dans un gîte de l’Himalaya, sur une des banquettes disposées autour d’un foyer central sur lequel brûlait en permanence, pour notre confort d’Occidentaux, des troncs d’arbre tordus arrachés à la montagne. La veille j’avais mangé la moitié de la boulette d’opium achetée au lac de Poqqara en bas. Je voulais marquer cette nuit, que je passerais plus haut que toutes les autres de ma vie sur terre. Les quelques crampes dues à ce mode de consommation de non-fumeur n’atteignaient en rien le bizarre calme attentif de mon insomnie. Je regardais de temps en temps ma compagne de route, avec un détachement total mais bienveillant. Le lendemain je la quitterais pour redescendre en plusieurs jours vers la plaine. Prudent, je finirais la boulette avant de passer la frontière indienne.

Les toilettes – terme bien raffiné, vous verrez – se trouvaient dans une grande cabane de bois. J’ai ouvert la porte. Un vaste trou, en travers duquel étaient posées plusieurs paires de planches (une paire par utilisateur), m’attendait. Pour s’en servir, il fallait avancer avec précaution, un pied sur chaque planche élastique, baisser son short et s’accroupir. Je me suis exécuté, en me concentrant.

La curiosité s’est réveillée. J’ai regardé la lumière de l’aube dans les interstices de la cabane. Puis j’ai jeté un coup d’œil sous moi. Loin, loin en bas, le fond du trou bougeait comme une soupe qui frémirait dans un faitout. Ce qui aurait dû être une couche, certes peu ragoûtante, d’immondices, pullulait d’asticots affairés à bâfrer ce que nous leur servions d’en haut.

Imaginer que je pouvais glisser en me relevant et les rejoindre m’a plus marqué, alors et depuis, que toute vision artificielle apportée par l’opium.

C’est un soulagement de revenir à ces mains portant des vers. Quelle différence ? Un guide-composteur de ma connaissance explique que le compostage ne dépend pas d’une quelconque pourriture carnée, mais constitue une saine transformation. Les vers renouvellent ce qui est mort, en font un lit où une vie nouvelle peut naître.

Pourquoi l’homme les enlève-t-il à leur occupation ? Mais voyons, pour essaimer un nouveau tas, loin de ce jardin picard.

Il reste le geste. Depuis d’innombrables millénaires, depuis qu’il a des mains, l’être humain en fait un récipient, pour contenir ce qui compte pour lui. Et si le Graal, écrin ultime de pureté et de grâce, au lieu d’être le vulgaire vase qui inspire tant d’épopées magico-aventurières, se trouvait dans ce calice de chair et d’os ? Dégagé de son attirail figuré, le Graal serait, littéralement, entre nos mains.

* Chanson de Reynaldo Hahn, 1888

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