Lorsque mes parents étaient encore en vie,
chaque fois que j’allais leur rendre visite,
je trouvais un moment pour parcourir les albums de photos de famille.
Je m’installais sur le vieux canapé prés de ma mère
et elle feuilletait ce que j’appelais dans mon esprit « Le Livre du Temps ».
Epaule contre épaule, avec cette proximité physique que nous n’avions plus eue depuis mon enfance.
Nous laissions nos souvenirs errer deci-delà, comme emportés par une brise légère,
voyageant à travers le Temps et l’Espace.
Les doigts de ma mère, déformés par l’arthrite,
tournaient les pages à la recherche du temps perdu,
s’arrêtant de temps en temps sur une photo qu’elle commentait.
Là il y a cette cousine d’Italie dont j’étais secrètement amoureux,
et puis là mon grand-père tenant sur son doigt ce moineau qu’il avait apprivoisé.
Quelquefois, sa langue natale, l’italien, remontait à la surface,
et c’était dans cette langue que ma mère me disait : « Ti ricordi, Jean ? »
C’était doux et amer à la fois…(« Amarcord  » *)
La mémoire est comme la terre de nos jardins :
il faut la retourner de temps en temps, l’aérer, l’enrichir quelquefois…
Les photos ont emprisonné et comme figé ces instants de notre passé.
Elles attendent nos visites pour s’animer et reprendre vie.

Ces albums étaient des objets précieux.
Ils avaient leur existence propre, réelle et concrète.
Ils habitaient avec nous, dans nos armoires.
On leur rendait visite souvent.
Aujourd’hui, avec l’ère du numérique, ils sont une suite de 0 et de 1 dans l’univers binaire de nos ordinateurs.
Nos souvenirs y resteront enfouis à jamais.
Ils finiront leur vie dans un disque dur jeté à la déchetterie
parmi les nombreux restes de notre civilisation.

 

Jean

 

* « Je me souviens » en dialecte romagnol.

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Ecrits relatifs

4 réponses à “La machine à explorer le temps”
  1. Albert dit :

    Bonjour Jean
    Ton texte est émouvant.
    Il reflète ce que l’on ressent quand on a avancé assez loin dans la vie au stade où on a perdu les géniteurs et celui où on voit un autre avenir grâce à ceux que nous avons mis sur le chemin.
    Bien des photos se sont égarées au fil des déménagements et ce manque de communication qui résidait dans notre famille fait que la mémoire a de grandes difficultés à savoir qui était qui, qui faisait quoi.
    J’ai tenté de faire l’arbre généalogique de la nôtre mais pour nous, arméniens jetés au quatre vents d’une tempête humaine, les traces se sont diluées dans l’oubli. Un oubli presque volontaire comme si on voulait effacer celui d’un cauchemar.
    Avec toute mon amitié.

  2. helene dit :

    Eh oui quelle horreur cette conclusion mais réaliste….

  3. Jean dit :

    Mon cher Albert, la situation des migrants (arméniens, africains, etc…) est dramatique en matière de mémoire. Seule la tradition orale est porteuse des souvenirs. Quand les ancêtres disparaissent il ne reste que les récits conservés par les descendants. Mais là on se heurte à un mur (pas toujours mais souvent) : les jeunes ne voit pas l’intérêt de ressasser les vieilles histoires d’un pays qu’il ne connaissent pas. Je sais que toi tu as amené plusieurs fois tes enfants en Arménie et tu cultive le souvenir de ta patrie déchirée. L’ex-émigré croato-italo- tunisiens que je suis te salue.

  4. Jean dit :

    Ma chère Hélène, relis, si tu as le temps ; “la machine à explorer le temps” de H.G. Wells. Je me souviens que le film tiré du roman te faisait peur, quand les Morlocks aux yeux d’albinos attaquaient les gentils Elois. Mais la fin est bien plus terrible que la mienne. Je garde le suspense au cas où …

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