Archives pour décembre, 2010

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Washington, Lincoln, Jefferson, j’avais fait la tournée de leurs monuments, et ouvert de grands yeux sur le Capitole et la Maison blanche. Je pouvais continuer le circuit du parfait jeune touriste. Mais une affiche annonçait une excursion en Virginie, aux Blue Ridge Mountains. Ces « monts de la Côte bleue » étaient chantés jadis par… Laurel et Hardy, sur une de ces mélodies américaines qui, comme celles de Mozart, semblent être composées dans la tête de l’auditeur. J’ai acheté mon billet.

Le car est plein d’Américains goguettes, sociables, curieux. Nous arrivons dans une petite banlieue où l’itinéraire prévoit une visite de grottes. Je choisis de m’en passer. Je voudrais connaître la surface de l’Amérique avant de m’enfoncer en dessous.

Chacune des petites maisons en bois a sa véranda sur laquelle les gens prennent l’air, assis dans les fauteuils de rotin comme au cinéma.

Repartis, le guide nous fait regarder à l’ouest. « Loin là-bas, juste hors de vue… »

… Hé, attends une minute ! Et les chats qui devaient inspirer cet écrit ?

J’aurais pu revoir mes multiples chats, du petit noir qu’enfant j’appelais « Encré », passé chez nous se changer les idées, puis rentré vite à la maison – pas assez vite, car j’en étais tombé raide amoureux – à l’actuelle Lulli, juste assez siamoise pour aimer bavarder par miaulements.

J’aurais pu refaire un ancien écrit, où un matou des jardins s’apitoie sur la vie rangée de sa copine chez une vieille demoiselle, puis la voit passer devant la lune, perchée à l’arrière d’un balai, sa maîtresse aux commandes.

J’aurais pu aussi jouer sur ce que laisse entendre l’image, la suffisance des acceptés, l’attente inquiète des exclus.

Comment choisir ? Je laisse venir des sensations. La vie est jonchée des cadavres de nos expériences, dont les souvenirs sont des photos jaunissantes. Une fonction de l’écriture est de les sortir et les restaurer. Cela ne veut pas dire rendre l’original. La restauration comble les trous, hausse les couleurs, sans que l’exactitude ne soit un impératif (une préoccupation quand-même – je pensais à des familles noires sur les vérandas de Virginie, mais soupçonnais un faux souvenir).

Le processus est séduisant, et dès que je lorgne ma mémoire une foule de souvenirs m’assiège. Un casting fiévreux s’engage.

J’écarte les chats et les réflexions. Je suis happé par un mot, un nom propre qui distille la grandeur territoriale de l’Amérique, son passé coloré et saccadé, sa capacité à laisser les sentiments s’étaler sans tomber dans la sentimentalité. En le murmurant j’ai une sensation épidermique qui confirme sa puissance.

Un élément de l’épisode avait été l’émerveillement de me trouver, moi, dans ce monde que je fréquentais assidument au cinéma. Revenons au guide : « … juste hors de vue, là-bas, il y a un fleuve, le Shenandoah. »

C’est aussi une chanson avec laquelle j’ai endormi mes enfants : « Ah ! Shenandoah, j’aime ta fille, loin, loin, tu t’écoules ; ah ! Shenandoah, je brûle de te voir, au-delà du vaste Missouri. » Je finirai l’année différemment – différent même – pour avoir sorti cette image de la boîte à chaussure des souvenirs.

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Le professeur Beugle-Miaule avec son dernier ouvrage.

Le professeur Beugle-Miaule avec son dernier ouvrage.

En exclusivité pour les jeunes lecteurs de Marque-pages Soissons, un spécialiste des langages animaliers retrouve, avec notre correspondant sur place, l’attelage du père Noël.

Enfant, il se passionnait pour la communication avec les animaux. « En quittant ma vallée natale de la Crise, je balbutiais déjà le moutonnais, me débrouillais en renardais et surtout parlais couramment le chatois. » Devenu célèbre, le bien-nommé professeur Beugle-Miaule, de retour au pays, s’accroche avec moi à une souche de cheminée au dessus de l’Hôtel de ville. Il trépigne : « M’essayer enfin au rennien ! » Minuit sonne à la cathédrale. Un tunnel d’air scintillant s’ouvre entre les flocons de neige. Dans un formidable vacarme de sabots et de clochettes, le grand traîneau vient se poser.

Saluant à peine le père Noël, le professeur s’adresse aux huit grands rennes, qui tressautent en l’entendant. Or le rennien consiste principalement en petits hennissements et grands soufflements par les narines. Le professeur s’y emploie bruyamment. Un renne répond. La traduction m’est soufflée par le professeur.

« Bonsoir les rennes. »

« Bonsoir l’humain. »

Ils brassent les sujets, tel le tour du monde en une seule nuit. Soudain le renne s’offusque, secoue la tête en faisant tinter son harnais.

« Quoi ? » je chuchote.

« Il n’aime pas que je le traite d’accessoire de Noël. »

Le renne pérore : « Loin d’être accessoires, nous sommes au cœur de la fête. Le Patron tient bien les « rênes », n’est-ce pas ? Que tirons-nous, d’ailleurs, si ce n’est pas un « t’renneau » ? Tout le monde fait des « ét-rennes » en ce moment. Enfin, tous les rois de France n’ont-ils pas eu leur « renne » ?

Mais le père Noël est déjà de retour, une trace de suie au front, la hotte marquée « Soissons » vide. L’attelage repart.

« Souffle trois fois par le nez, et hennis » m’ordonne le professeur. Tous les rennes font plaisamment de même, et partent vers le ciel au galop.

Le professeur sourit. « Félicitations ! Vous savez dire « Joyeux Noël » en rennien. »

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Pour accompagner l’exposition « Mille et une nuits »

Les pages de papier épais, rêche comme du carton bouilli, s’effritaient aux bords, ne tenaient à la couverture que par quelques fils. Avant de nous envoyer au lit, mon frère et moi, dans une des deux chambres louées à l’étage, ma mère sortait ce livre. Nous étions dans la pièce qui nous servait de séjour, de salon, de bureau, de salle de jeu. La famille propriétaire occupait le reste. Nous y étions évacués. Mon père nous rejoignait du vendredi soir au lundi matin.

Elle s’installait dans un fauteuil, ou plutôt se perchait sur le bord. Nous nous calions autour, moi près au point de la gêner, en exerçant mes droits de cadet.

Elle sortait aussi son tricot, et ses doigts partaient dans cette course folle dont ma mémoire s’émerveille encore. Elle ne s’arrêtait que pour tourner la page.

C’était un recueil de contes de fée. Ils n’étaient pas longs, mais n’abrégeaient surtout pas les histoires. Cendrillon allait trois fois au bal, la sorcière venait trois fois tenter Blanche-Neige.

Ma mère nous en lisait plusieurs chaque soir, en terminant par le préféré de mon frère, « Jacquot tueur de géants », et le mien, « Petit Poucet ». Puis nous montions au lit.

Nous connaissions ces contes par cœur : nous n’aurions pas pu les réciter, mais suivions mot à mot. Parfois elle essayait de faire l’économie d’une péripétie, mais nous protestions. C’était cette répétition qui nous rassurait dans un monde inquiétant : l’ordinaire menaçait, mais le fantastique restait familier.

Un jour, dans la terre sableuse derrière la maison, j’ai construit avec des allumettes et du fil de coton un enclos de la taille d’un petit mouchoir. A l’intérieur j’ai placardé un bout de papier sur lequel ma mère avait accepté d’écrire « Entrée interdite ». Un garçon qui passait avec ses amis, voyant la pancarte, a donné un coup de pied au tout. La leçon m’a interloqué : la parole ne détenait pas le pouvoir absolu.

Mais ! Une question s’impose ici : lisez-vous encore ces phrases ? Êtes-vous pris par ce que je raconte sur le recueil et son contexte, la pancarte dans l’enclos ? Ou êtes-vous passé à autre chose, à lire ou à faire ? Si vous êtes parti, le sortilège qu’essaient toujours de tisser les mots a échoué.

Pour Schéhérazade le danger était autrement aigu. Si l’attention de son époux venait à flancher, elle mourrait. Mais le vrai dilemme pour le Calife se posait à l’aube, quand elle s’arrêtait, interrompant sa jouissance. Il aurait pu l’étrangler (il se connaissait en violence conjugale). Mon frère et moi nous aurions pu penser à tuer ma mère si elle nous avait fait cela – sauf qu’il nous la fallait pour nous border. Seulement, sa rage aurait privé le Calife de la suite de l’histoire, et il ne pouvait pas s’en passer. La nouvelle jouissance qui attendait faisait accepter l’interruption de l’ancienne. Le pouvoir du pourtant tout-puissant Calife cédait devant la parole. Il tenait tout sous sa coupe, sauf les parcelles de mots que lui accordait Schéhérazade.

Tirez-en votre conclusion – si toutefois vous lisez encore.

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