Archives pour décembre 31st, 2010

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Washington, Lincoln, Jefferson, j’avais fait la tournée de leurs monuments, et ouvert de grands yeux sur le Capitole et la Maison blanche. Je pouvais continuer le circuit du parfait jeune touriste. Mais une affiche annonçait une excursion en Virginie, aux Blue Ridge Mountains. Ces « monts de la Côte bleue » étaient chantés jadis par… Laurel et Hardy, sur une de ces mélodies américaines qui, comme celles de Mozart, semblent être composées dans la tête de l’auditeur. J’ai acheté mon billet.

Le car est plein d’Américains goguettes, sociables, curieux. Nous arrivons dans une petite banlieue où l’itinéraire prévoit une visite de grottes. Je choisis de m’en passer. Je voudrais connaître la surface de l’Amérique avant de m’enfoncer en dessous.

Chacune des petites maisons en bois a sa véranda sur laquelle les gens prennent l’air, assis dans les fauteuils de rotin comme au cinéma.

Repartis, le guide nous fait regarder à l’ouest. « Loin là-bas, juste hors de vue… »

… Hé, attends une minute ! Et les chats qui devaient inspirer cet écrit ?

J’aurais pu revoir mes multiples chats, du petit noir qu’enfant j’appelais « Encré », passé chez nous se changer les idées, puis rentré vite à la maison – pas assez vite, car j’en étais tombé raide amoureux – à l’actuelle Lulli, juste assez siamoise pour aimer bavarder par miaulements.

J’aurais pu refaire un ancien écrit, où un matou des jardins s’apitoie sur la vie rangée de sa copine chez une vieille demoiselle, puis la voit passer devant la lune, perchée à l’arrière d’un balai, sa maîtresse aux commandes.

J’aurais pu aussi jouer sur ce que laisse entendre l’image, la suffisance des acceptés, l’attente inquiète des exclus.

Comment choisir ? Je laisse venir des sensations. La vie est jonchée des cadavres de nos expériences, dont les souvenirs sont des photos jaunissantes. Une fonction de l’écriture est de les sortir et les restaurer. Cela ne veut pas dire rendre l’original. La restauration comble les trous, hausse les couleurs, sans que l’exactitude ne soit un impératif (une préoccupation quand-même – je pensais à des familles noires sur les vérandas de Virginie, mais soupçonnais un faux souvenir).

Le processus est séduisant, et dès que je lorgne ma mémoire une foule de souvenirs m’assiège. Un casting fiévreux s’engage.

J’écarte les chats et les réflexions. Je suis happé par un mot, un nom propre qui distille la grandeur territoriale de l’Amérique, son passé coloré et saccadé, sa capacité à laisser les sentiments s’étaler sans tomber dans la sentimentalité. En le murmurant j’ai une sensation épidermique qui confirme sa puissance.

Un élément de l’épisode avait été l’émerveillement de me trouver, moi, dans ce monde que je fréquentais assidument au cinéma. Revenons au guide : « … juste hors de vue, là-bas, il y a un fleuve, le Shenandoah. »

C’est aussi une chanson avec laquelle j’ai endormi mes enfants : « Ah ! Shenandoah, j’aime ta fille, loin, loin, tu t’écoules ; ah ! Shenandoah, je brûle de te voir, au-delà du vaste Missouri. » Je finirai l’année différemment – différent même – pour avoir sorti cette image de la boîte à chaussure des souvenirs.

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