J’ai changé cet écrit, publié le 31 janvier, car il s’arrêtait trop brusquement. Je voulais éviter une conclusion facile, positive ou négative, mais ne pas conclure du tout n’était pas la solution. Voici un essai différent.

La vitesse de la lumière est le temps qu’il faut pour que ce qui se voit fasse sens.

Cognée par la tête de son père se penchant sur lui avec tendresse, l’ampoule se balançait d’un côté à l’autre, une boule de lumière au milieu des urgentes ombres qu’elle faisait galoper sur les murs. Trop petit pour comprendre pourquoi, l’enfant Ernest allait toute sa vie avoir peur de cette alternance brusque de l’obscurité et de la lumière. Il s’y cachait la trace de doute qui accompagnait sa certitude que son père l’aimait.

lumiere-21Il avait une sainte terreur des feux d’artifice de fin d’été au bord de la mer. Sa mère supposait une crainte des fusées, dont l’une était tombée un soir sur le manteau d’une spectatrice hystérique derrière eux. Ernest lui-même n’aurait pas pu dire la raison : l’éclat des étincelles sur le ciel noir l’atteignait au-delà de la parole.

Il mena sa vie d’enfant, d’adolescent et de jeune homme de façon à éviter des écueils pareils, sans oser scruter ce gouvernail qui dirigeait sa barque. En fait, « oser » n’est pas le mot, car il ignorait le défi. Sa peur étant sourde, elle n’entendait pas la raison.

A sa première sortie avec une jeune fille blonde, alors que la conversation se détendait et que leurs corps faisaient connaissance en dansant, un stroboscope se mit en route. Ernest fit semblant de devoir vomir. Il étouffa son haut le cœur dans un mouchoir jusqu’à l’arrêt de la vibration lumineuse. Dommage que ce fût à leur premier rendez-vous : la fille était trop belle pour être prévenante avec les nouveaux soupirants. C’était à eux de se prouver dignes, avant d’être attachants. Elle passa son chemin à béguins.

Dans un rêve récurrent, Ernest dévalait un couloir d’hôpital. D’un côté un mur, de l’autre une série de portes de chambre ouvertes. Un bloc de lumière tombait de chacune, ponctuant la relative obscurité du couloir. La lumière cachait au lieu de révéler la saleté dans les chambres, l’obscurité lui touchait la peau comme une créature gélatineuse. L’ambiance se résumait en un mot : obscène.

Marié, Ernest avait un besoin grandissant d’éviter de tels phénomènes, même de s’en approcher. Ils n’allaient pas au cinéma. Il fut d’humeur exécrable le premier Noël des jumelles, tant qu’on n’avait pas éteint les guirlandes qui scintillaient sur le sapin.

Sa femme observa ses angoisses, mais il n’y permit aucune référence. Une nuit, elle alluma sa lampe pour voir le réveil et l’éteignit aussitôt. Ernest hurla comme une bête blessée à la chasse, puis se mit en colère à propos d’autre chose pour couvrir son désarroi ainsi trahi.

Ils roulaient vers la mer. Les enfants piaffaient sur le siège arrière, et se mirent à crier lorsqu’une dépanneuse arriva en face, dans une débauche de clignotement de feux. Plus tard, Ernest se souvint d’avoir été envahi par une soudaine et vaste tristesse qui l’assourdit, ses membres, ses mains. La voiture quitta la route, rebondit sur la barrière, traversa la chaussée, se cogna contre un réverbère et se retourna sur le terre-plein central.

L’équipe de secours les sortit. Une des filles sanglotait dans les bras de sa mère, qui avait du sang dans les cheveux. L’autre ne pouvait pas pleurer. Ernest la tenait. Les ambulances s’approchèrent. Pour la première fois de sa vie, il vit, avec une clarté limpide, l’horreur qu’inspirait le gyrophare. Il se mit à pleurer, si longtemps qu’il sanglotait encore à l’hôpital, où il attendait des nouvelles des deux blessées.

« Vous pouvez voir votre fille, Monsieur. » Ernest suivit le médecin, devant les portes des chambres, les fermées et les ouvertes. La luminosité était uniforme.

Après, il put parler à sa femme de ce qui s’était passé, seulement du « quoi », car le « pourquoi » était trop enfoui. Ce fut néanmoins une première poignée de terre arrachée au barrage qui bloquait le cours d’eau et faisait un désert de toutes les terres en aval. La conscience cligna dans la nuit.

La suite pour Ernest ? Allait-il admettre un possible doute dans ses certitudes premières ?

Selon un témoin, une lente acceptation de sa fragilité, la vie avec ses enfants qu’il voyait à leur tour se dissimuler leurs peurs les plus tenaces, l’aidèrent, non pas à balayer les effets du mal, mais à vivre avec, à éviter au lieu de fuir les affrontements. Le rêve se mua en exploration du couloir : au mieux, il y voyait un défi salutaire, regardait dans les chambres, toujours vides, toujours propres.

Mais d’après une autre source, l’expérience exacerba sa peur. Il en fut progressivement écrasé, et devint inapte à la vie quotidienne. Il aurait fini seul dans une chambre d’institution, où la lumière restait éclairée nuit et jour. Aplati par sa tristesse, il ne réagissait à rien, sauf lorsqu’un nouveau directeur, épris d’économies d’énergie, fit éteindre sa lumière. Après quatre heures de hurlements rauques, elle fut rallumée.

La vitesse de la lumière est le temps qu’il faut pour que ce qui se voit fasse sens. Mais une vie humaine est souvent trop courte pour accommoder le processus.

 

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