Archives pour avril 11th, 2011

 

soleil-royal1Pour accompagner l’exposition d’une maquette du “Soleil royal” de René Bizet à la Bibliothèque.

Je suis né sur une île qu’une autre, plus grande, tenait à l’écart de la terre ferme continentale. Ferme ? Oui ; les îles, si solidement ancrées qu’elles soient au sol, gardent quelque chose du flottant. Comme un navire, elles sont encerclées par la mer, qui les câline ou se jette rageusement sur elles. Comme sur un navire, le nécessaire est à bord, fait sur place ou apporté d’ailleurs. Comme pour un navire, tout commence et s’arrête dans leur périmètre : qu’un fleuve comme le Rhin naisse dans un pays, traverse un autre, puis termine son cours dans un troisième reste difficile à imaginer.

Les îliens, comme l’équipage d’un navire, se regardent, chaque jour de leur long vivre-ensemble forcé. Cela intensifie les rapports, générant de féroces loyautés et de furieuses inimitiés. Les relations se tissent partout, car tout le monde est à portée ; les conflits sont atroces, car personne ne peut se sauver.

Comme les marins sur un navire resté au large, ils ne le quittent qu’en empruntant un bateau de servitude. J’en sais quelque chose : en partant vers l’île voisine, puis le continent, d’abord pour les explorer et ensuite pour y vivre, je me suis engagé dans un entrelacement de traversées sur toutes les routes possibles entre l’Irlande, l’Angleterre, l’Ecosse, le Pays de Galles, la France, la Belgique, les Pays Bas.

Les voyages entre les îles étaient souvent de nuit, comme si on économisait la lumière de jour en faisant passer les bateaux dans l’obscurité. Entre l’Angleterre et la France les traversées, plus courtes, avaient lieu de jour : on aurait dit que chaque pays craignait un mauvais coup de l’autre.

Entre Liverpool ou Heysham et Belfast, comme entre Holyhead au nord du Pays de Galles et Dun Laoghaire près de Dublin, ou entre Fishguard au sud du Pays de Galles et Rosslare au sud-est de l’Irlande, ou entre Swansea sur la côte sud du Pays de Galles et Cork sur celle de l’Irlande, les traversées tenaient de l’apocalyptique. Le ferry étant bondé, des familles s’installaient pour la nuit jusque dans les escaliers, les mères veillant sur les petits, alors que les hommes erraient bruyamment, se saoulant à la bière brune. Ici et là ils glissaient sur les flaques de vomi laissées par ceux qui n’étaient pas montés assez vite sur le pont. Là-haut c’était réservé aux gaillards avec le pied marin, aux amoureux, et à ceux, dont je faisais parfois partie, penchés sur les bastingages et regardant le contenu de leur estomac s’éparpiller vers la houle noire. Le matin nous descendions tremblants sur le quai.

Entre Douvres ou Folkestone et Calais, Boulogne ou Ostende, l’ambiance était plutôt vacancière, les uns s’aventurant vers la langue des autres. Dès que l’horizon cachait les falaises blanches douvraises ou la plate côte calaisienne, une préoccupation était d’acheter des produits détaxés. Hors saison nous étions peu nombreux sur les ponts vides et parmi les rangées de fauteuils inoccupés des salons.

Ma route préférée allait de Dieppe à Whitehaven, plus longue mais qui nous faisait partir le long des cafés français du port, et nous déposait au bord de la campagne anglaise.

Avec les années, les paquebots bruts constellés de boulons à la peinture épaisse se transformaient. Le formica cachait le maritime. Le coin des détaxés devenait une supérette. Le navire s’ouvrait à l’avant ou l’arrière comme la bouche d’un poisson pris au filet, pour laisser entrer et sortir les voitures. Nous ne montions plus la passerelle, nous conduisions. Seule la mer n’a pas été modernisée.

Chaque voyage a laissé ses traces. La fièvre du voyage faisait souvent bondir mon esprit, mais la mémoire retient les embûches. J’embarquais avec un fils encore en poussette, sous des regards admiratifs (un père seul avec un bébé, vous vous rendez compte), lorsqu’au premier balancement il a eu un haut-le cœur volumineux sur sa salopette. Comme ce même tressaillement me titillait l’estomac et faisait déjà transpirer mon front, nous avons fait le voyage dans une cabine offerte par une bonne âme parmi le personnel de bord.

Le plus cuisant souvenir vient d’une traversée de jour de Larne au nord de Belfast à Stranraer en Ecosse où, jeune adolescent, je rejoignais une cousine pour des vacances. A mi-trajet, je ne trouve plus mon billet. La panique me prend dans ses griffes. M’adresser au commissaire de bord ? N’y pensez-pas ! J’annone le Notre père pendant le reste du voyage. A l’entrée du port je me souviens que les billets avaient été pris au départ. Y a-t-il un Dieu pour les îliens, qui aurait revu les formalités rétroactivement pour me secourir ?

Après cette multiplicité de traversées de la mer, un jour j’ai pris l’avion. De voyageur je suis devenu passager. L’air vide a remplacé la mer mouvante.

Je resterai îlien, parfois soudain conscient d’un bras de mer à traverser pour retrouver l’autre. Sur une île, les espoirs et les désespoirs tournent et se retournent, s’aigrissent ou s’alanguissent. Une île est un bateau mais, comme le vaisseau fantôme du Hollandais damné, elle ne peut jamais faire escale dans un port voisin.



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