misericorde1Les vieux démons ne meurent pas. Tu sais, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont vieux. Planqués sous les rituels et les routines, les joies et les peines, ils attendent, accroupis. Les muscles des uns s’étiolent, et ils peuvent à peine se remuer. D’autres, à force de rester aux aguets, gardent du tonus dans les cuisses et les mollets, et peuvent surgir avec la force d’un camion lancé sur un chemin de terre.

Vivant dans le noir des failles imaginaires, ils n’ont pas de lumière propre. Pour apparaître, ils t’en prennent, s’en servent pour faire luire leur peau écailleuse, cirer leurs ailes de chauve-souris. Ils la boivent même à grosses gorgées pour s’éclaircir la voix.

Celui-ci prend un air de narrateur :

Vous êtes sur un fauteuil en rotin, sous un parasol de toile, dans le jardin d’une de ces maisons bretonnes de granit chaud à la fois augustes et modestes, avec sa tour, ses portes au linteau en arc de cercle, ses fenêtres éparpillées au hasard de la disposition intérieure, non pas alignées pour mettre les passants à leur place. Votre famille vous entoure. Vos fils vous haïssent pour l’autorité que vous exercez sur eux, vos petits-fils vous admirent pour cela, seul votre unique arrière-petit-fils ose la bafouer. Elle s’applique autant aux femmes, mais pèse à peine sur leurs épaules, car votre présence suffit. Elles se regardent en coin, pour dire « Ça, c’est un homme ! »

Celui-là reste caché par l’ombre qu’il fait en subtilisant ta lumière.

Je t’attends la nuit. Au tournant d’un couloir d’hôtel ou sur le palier chez toi, tu sauras ma présence sans me voir. C’est moi que tu penses apercevoir derrière toi dans un miroir. Vais-je tourner la poignée de la porte fermée alors que tu la regardes du lit ? Je suis le compagnon qui soudain, sous un réverbère, aurait un autre visage. Tu t’endors ? Alors là je règne en roi. Hélas, comme les vampires je ne supporte pas que l’aube allume le ciel. Seule ta lumière me laisse vivre. Je ne suis pas quelqu’un, je suis quelque chose.

Tout de vert vêtu le suivant s’amène :

Ah, la vie que t’aurais eue en restant au pays. Entouré des tiens, les vrais , enraciné dans la terre jusqu’au cœur. Tu aurais su de quoi t’es fait. Tu l’as abandonné dans sa beauté et ses tourments. Tes visites n’y font rien. T’es parti.

Une petite vieille proprette, robe à pois, voilette sur les yeux, adorable si ce n’était que ses doigts griffus dans ses mitaines de dentelle se tendent pour s’agripper à ta lumière. Sa voix est rauque :

Allez, sautez ! Au moins jetez votre appareil photo pour le voir voler. Léchez cette crotte de chien par terre. Cassez la mâchoire de la personne à côté de vous au café. Enfoncez cette aiguille à tricoter dans votre œil. Montez sur la scène et perturbez le spectacle. »

Un jumeau arrive goguenard, tout seul :

Déjà partis ? Sans toi ? Sans te demander de te joindre à eux ? Décidément, il te manque quelque chose pour être populaire ; le pire est que tu sais quoi.

Le plus ancien rayonne, lumineux de t’en avoir tant pris. Picador dans l’arène, il plonge sa lance dans ton épaule de taureau, y fouille, creuse le cratère de chair qui vire du rose au rouge.

J’ai percé ton corps à ta naissance, et je n’arrêterai que quand il sera mort. Toi un mec ? Mon petit, il faut plus que ça pour être un mec. N’oublie pas. Allez, assez parlé, où est ma pique ?

Plus ils arrachent ta lumière, et plus ta réalité s’aplatit en lamentable décor de théâtre, qui ne convaincra que des spectateurs distraits. Noir, tout est noir ? Non, l’assombrissement alterne avec l’éclaircissement. - Tiens, voici l’autre jumeau, qui se veut intime. Il se penche sur ton épaule, lit ce que tu es en train d’écrire, soupire :

Mmm, je vois ce que tu essaies de faire. Dommage, il te manque quelque chose pour être écrivain ; le pire est que tu ne sais pas quoi.

C’est comme une balançoire, toi d’un côté, les vieux démons agglutinés de l’autre. En haut, en bas. Tu ramasses une baffe, un insulte, une traîtrise, tu donnes deux coups de pied par terre et, dans un chaos de lambeaux de lumière agités par le souffle de l’univers, tu ascends vers l’éblouissement. Le temps que ça dure.

 

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2 réponses à “Les arracheurs de lumière”
  1. Archie dit :

    Par le langage, le phrasé
    je me sens dans l’univers de Harry Potter
    C’est fascinant et ça fait peur
    Tu t’en es bien sorti

  2. Denis dit :

    Fasciner, faire peur : je veux bien. Rappeler l’univers de Harry Potter, son langage, son phrasé : je ne visais pas cet univers-là, même si un vieux démon me dit que si tu l’y as vu……

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