Archives pour août, 2011

 

Un homme violent parlait dans « La rouge et la blanche » de mai 2011. Une lectrice, Domi Dupuy, me demande de faire entendre la voix de sa femme violentée.

Je ne m’exprime pas facilement. C’est comme s’il y avait une main sur ma bouche.

Mon père avait quatre fils, et ne savait jamais si je venais entre le second et le troisième, ou entre le troisième et le quatrième. Bref, les filles il n’en avait que faire. Quand toute petite j’essayais de grimper sur ses genoux, il me repoussait : « Seule ma chienne vient sur mes genoux. » Ma mère m’a éloignée en me tirant par l’épaule. Elle avait l’habitude de prolonger les gestes de son mari en les amplifiant.

Ce n’est pas logique, mais à partir de ce jour-là mes frères, même le cadet, m’appelaient « la chienne ».C’est à l’adolescence qu’ils ont compris que je pouvais servir à quelque chose, et ont laissé tomber l’article. « Chienne. » Mon petit frère n’y participait pas, mais regardait goulûment faire les autres, et aidait parfois à me tenir. Ils cachaient la chose à ma mère, mais de toute façon elle aurait préféré ne pas savoir.

Quand je suis partie de la maison, je manquais de confiance en moi. J’avais plutôt peur des hommes, ne voyais aucun bénéfice à les fréquenter. Un homme avec qui je travaillais m’a traitée de « Salope » quand je n’ai pas voulu qu’il me pelote dans l’ascenseur.

Une collègue m’a convaincue de l’accompagner à une soirée. Je n’osais pas parler ni danser, m’occupais de mon verre, mais en regardant les autres du coin de l’œil. J’ai paniqué lorsque mon futur mari s’est approché. Il m’a pris la main, et m’a dit - c’est drôle de penser qu’il me vouvoyait - : « Vous avez décidément l’air de ne pas vous rendre compte que vous êtes très, très belle. » L’ai-je cru ? Au moins, j’ai su qu’il me choisissait.

Il m’a frappée deux ou trois fois avant de m’épouser, mais j’étais rassurée de voir qu’il ne s’entendait pas avec mes frères au mariage. Pourtant, je n’avais rien dit. Chacun d’eux faisait comme si rien ne s’était jamais passé, me regardait même dans les yeux. Ma mère pleurait, lui jouait brièvement le fier père de la mariée, puis s’est mis à boire

Je ne sais pas expliquer que mon mari me bat. Je ne crois pas aux raisons qu’il donne - un repas, la maison, un geste, un mot, un regard. Mais je crois à sa honte, quand il me la dit. Je vois le fond de son désarroi dans les yeux. Je vois aussi que cela le calme, et que nous pouvons alors vivre de grands moments de soulagement.

Un jour dans un train bondé nous n’avons trouvé qu’une place. Il s’est immédiatement assis, et m’a prise sur ses genoux. Il se fichait si d’autres passagers souriaient. Il m’a tenue par la taille. J’étais gênée, fière, et mon bonheur était une chaleur intime. Il ne regarde jamais d’autres femmes. Je lui suffis.

Les services sociaux, les médecins, même la police m’ont questionnée, mais je ne sais pas quoi leur dire. Je ne porte jamais plainte. Je suis enceinte depuis trois mois, mais je ne crois pas que l’enfant naîtra. Il y a deux jours il m’a fait tomber à travers une chaise, et j’ai eu un mal lancinant dans le ventre. Je n’ai pas encore vu le médecin, car il ne croit plus aux chutes par maladresse, et risque d’appeler la police.

Une fois une assistante sociale m’a prise en amitié, venait me voir, et m’encourageait à le quitter. Je n’ai pas répondu, et elle est partie en criant « Tu trahis toutes les femmes ! » Je ne l’ai plus revue.

Comment faire comprendre que tout s’est décidé au premier moment ? Ce n’était probablement pas la première fois qu’il abordait ainsi une femme, mais lui et moi nous nous sommes moins rencontrés que reconnus. Il me choisissait ce jour, comme un chat ou un chien dans un refuge. Je l’ai aimé tout de suite, et cela ne change pas. Personne n’accuse un chien battu de trahir les autres chiens en aimant son maître.

Je ne suis pas une chienne. Mais la colère et la haine, qui me rendraient libre, sont bien plus éloignées que la mort, qui me fait coucou chaque fois que les coups de poing pleuvent.


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Qu’est-ce qui conditionne fortement le devenir d’un homme ? Réponse : son enfance. Par exemple, dans mon cas personnel, je suis né dans une usine ! Non je ne plaisante pas.
Mon grand père était contremaitre de l’usine (voir photo) et il avait ce qu’on appellerait aujourd’hui une « maison de fonction ». Mes parents, sans le sous, habitaient là.
J’ai vu le jour par un petit matin de décembre, dans la chambre à coucher de mes parents.

Naturellement la totalité de l’usine fut mon premier terrain de jeu. Chevauchant comme un destrier ma « trottinette », je parcourais et découvrais cet univers enfumé et malodorant de l’usine. Les chaudières me faisaient un peu peur. De temps en temps un ouvrier ouvrait la porte de chargement et je pouvais voir ce qui est longtemps resté dans mon esprit comme l’idée de ce qu’était l’Enfer. Ces chaudières alimentaient, entre autres, une énorme machine (voir aussi la photo) qui crachait de la vapeur.

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Mon grand père (point jaune) en usine

Bien sûr tout cela nécessitait de l’entretien. C’est là qu’intervenait mon grand père. De formation « ouvrier-ajusteur » il était chargé, en plus du commandement des équipes d’ouvriers, de réparer les pièces défectueuses. Il disposait pour ce faire d’un atelier composé principalement d’une forge et d’un tour. Il y avait aussi une perceuse sur colonne et une meule à affuter les outils. Je le regardais faire et il m’enseignait son art. A dix ans je savais monter une pièce sur le mandrin, régler le jeu d’engrenages qui donnaient la bonne vitesse à la « vis trainard », donner le bon angle d’attaque à l’outil sur son «chariot», etc…
J’ai fait ainsi mes classes de bricolage en même temps que celles de l’école primaire. Après cela comment ne pas devenir ingénieur ?

Lorsque mon père approcha du terme de sa vie, il souhaita revoir son pays natal, la Tunisie, et en particulier l’usine qui m’avait vu naitre.
Elle était complètement en ruine et à l’abandon. C’est avec une émotion indescriptible que je retrouvai le vieil atelier.
Ecartant les rideaux de toiles d’araignées qui pendaient du plafond j’ai pris cette photo du vieux tour abandonné sur lequel mon grand père travaillait et moi j’avais joué.

 

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Le vieux tour à l'abandon

Un jour, poussé par je ne sais quelle curiosité, je suis allé sur «Google Earth» voir les photos satellite de ce haut lieu de ma mémoire. Je n’ai rien vu qu’un vaste terrain vague sur lequel  la poussière de l’oubli se promène encore un peu, au gré du vent marin, prête à retomber dans l’oubli définitif.

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brancourtUn de mes plus beaux projets de bricolage, porteur de sens et de sentiments, ne s’est pas réalisé.

Nous avons cru un moment, au carrefour d’Hartennes, que la gendarmerie allait tout faire capoter. Avec un ami, je transportais un cerisier sauvage, enlevé à la cerisaie débordante de son jardin de Violaine (près de Louâtre, pas celui de la vallée de la Crise) pour être planté dans le mien, presque vide, de Villeblain, la Valle Bellando moyenâgeuse, près de Chacrise. L’arbre, déjà démesuré pour une gaule, était surtout trop grand pour être attaché au toit de sa voiture modeste. Les racines nous surveillaient par le pare-brise avant, le feuillage s’étendait derrière, une queue de paon en attente de déploiement.

Trop tard : ils nous avaient repérés. « Contrôle, messieurs. » Un coup d’œil sur les papiers du chauffeur, c’est tout. Ils ne recherchaient pas une voiture avec un arbre, et s’amusaient de l’affabilité exagérée que nous montrions pour faire passer une éventuelle infraction.

Ensemble nous avons fait un grand trou dans le gazon devant la maison. Le jeune arbre s’y dressait comme un arbre adulte.

Le cerisier n’a jamais « profité », comme disait notre vieux voisin venu du Nord. Terrain trop sec, selon les uns. Nous avons percé des trous pour l’inonder d’eau. Trop humide, selon les autres. Nous avons bouché les trous. Un autre voisin est venu couper toutes les branches du milieu, pour l’aérer. Les gelées laissaient rarement se former les cerises lesquelles, quand il en survivait, étaient acides. Le cerisier donnait la seule ombre du jardin pour manger dehors, et de petites bêtes noires s’en détachaient pour saupoudrer nos assiettes comme du poivre. Les feuilles tombaient déjà en été comme des papillons abîmés.

L’abattre, alors ? Pas si simple. C’est qu’il faisait le tiers d’un ensemble qui comptait pour moi. L’arbre planté et la maison en tout début de travaux, j’étais retourné en Inde. Au Népal, une compagne de voyage à qui je racontais la maison et l’arbre m’avait cité un dicton allemand, affreusement réactionnaire, je m’en rends compte aujourd’hui, mais l’Himalaya qui se pressait autour de nous donnait une force de mythe à toute parole : « Pour qu’un homme soit un homme, il faut qu’il bâtisse une maison, plante un arbre et ait un fils. » Or c’était un secret, mais la mère de mon futur enfant l’attendait en Europe.

Dès sa naissance le trio, maison, arbre et fils, était donc sacrément relié, jusqu’à tenir du sacré. Comment défaire un élément du cercle sans risquer de déstabiliser les autres ? Le cerisier était dispensable, mais sa disparition ne mettrait-elle pas en question le foyer et l’enfant ? Nous avons laissé passer les années. La maison s’est équipée et embellie, le garçon a grandi, étudié, voyagé, frôlé la mort. L’arbre peinait.

Qui a eu l’idée lumineuse et libératrice ? Le fils abattrait le cerisier. Il y a grimpé, avec une hache à main et une scie (tronçonneuse ? bah !). Pour lui c’était un travail qu’il savait important ; moi j’étais pénétré par la grave et belle portée de ses gestes. Un tas de branches, branchages, brindilles s’est accumulé, le court tronc principal a été rangé à part. Je crois que nous avons tous aidé pour la souche, sectionnant les racines, faisant craquer nos muscles à pousser et tirer pour la faire céder.

C’était fait, la maison ne s’était pas écroulée, ni le fils. Le cercle, au lieu d’être rompu, était parfait.

Pour prolonger le mythe, je me suis engagé à donner à chaque membre de cet autre cercle, le familial, un objet en bois de merisier. Un petit-neveu a amené le tronc dans sa fourgonnette à Braine, chez un ami ébéniste qui en ferait des planches. Elles sècheraient dans sa cour, puis j’en ferais une boîte et une étagère et un tabouret et une petite table. Le cercle serait plus que parfait.

Mais l’ébéniste est mort trop tôt. Rendant visite à sa veuve, je jetais des regards discrets dans la cour. Le tronc y a traîné un temps puis, alors qu’il n’aurait pas encore été convenable de le récupérer, je ne l’ai plus vu. A-t-il au moins servi à chauffer la grande maison, dans laquelle le vide laissé par le mort faisait galoper les courants d’air ?

 


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marque-pages-11-08Août - les queues aux caisses des magasins de bricolage le montrent - est le mois des initiatives d’aménagement. Voilà pourquoi nous proposons cette image d’un atelier à Brancourt. Il arrive à concilier l’efficacité et la nonchalance, en évitant les deux écueils du rangement obsessionnel et du laisser-aller bordélique. Clefs de dix ou de douze, marteaux, même le mystérieux numéro « 12 » : qu’en tireront les auteurs de Marque-pages Soissons ? D’ailleurs, bricoleur et auteur sont-ils si éloignés l’un de l’autre ?


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