En avril 2011 j’ai publié « Notes sur un travail en cours » sur Marque-pages Soissons. Il contenait une partie d’un texte intitulé « Des pierres et des hommes », un duo entre une série de gestes datant du début de la sédentarisation de l’homme, pour construire une maison ou enclore du bétail, et des illustrations miniatures de comportement humain de notre ère.

J’ai voulu le reprendre et le terminer. Son sens ne m’est pas complètement clair ; mais j’ai appris, en écrivant pour ce blog, à laisser filer une histoire, parfois la suivre plutôt que de la mener.

24 sept : Ce n’était pas encore ça. L’ordre des illustrations manquait de rythme, la construction du mur n’allait pas suffisamment de l’individu vers la communauté. C’est fait.

Des pierres et des hommes

La première pierre est enchâssée dans la terre, émergeant à peine du gazon. Je l’en détache, mes doigts servant de levier. Sa forme reste derrière elle comme un demi-œuf en creux. Je la soulève à deux mains.

Eglise St Jean-Baptiste de la Salle, Paris. Dans le groupe d’endeuillés devant la double courbe des marches qui montent à l’église, Philippe l’aperçoit mais hésite. Est-ce Adrienne ? Ayant été jeunes collaborateurs sur un livre, ils ne s’étaient retrouvés que des décennies plus tard. Il était sûr qu’elle avait lors de ces retrouvailles-là dû, comme lui, chercher le visage familier sous la charge des années. Mais le vieillissement qui déguise et déroute était ainsi reconnu une fois pour toutes.

Pourtant, ces quelques années plus tard, le doute est revenu. Il faut à nouveau examiner de loin ces traits, les aligner avec ceux de la jeune puis la moins jeune femme. Plus ou moins décidé, il avance vers elle. Entre les deux personnes avec lesquelles elle discute, Adrienne le voit. Une fraction de seconde elle laisse repartir son regard, puis le ramène sur lui. Elle dit « Tiens ! ». Autant qu’un signe de reconnaissance, Philippe y voit l’intention de gagner encore un instant. L’hésitation conclue, ils s’approchent l’un de l’autre, se penchent, s’embrassent, avec le sérieux qu’exige la situation funèbre, mais dans un soulagement presque rieur. Philippe et Adrienne se reconnaissent, au moins cette fois-ci.

Nous prenons une pierre dite « à deux hommes », car il faut être deux pour la manier.

La Civette, Soissons. Le gamin me regarde, moi Dylan, à la sortie du tabac. Je porte mon pantalon large à treillis, mon débardeur noir avec un aigle et plein de mots en angliche autour, mes chaussures conséquentes, peut-on dire. Je tire sur ma cigarette, la tenant entre le pouce et trois doigts, comme un gros cigare qui aurait rétréci. Je tire comme si mes poumons ne pouvaient respirer que cette fumée. Le gamin m’a attendu dehors. Il me regarde, dans ses yeux une affamante aspiration à faire comme moi, à avoir mon air, à m’être. Je tire sur son regard comme sur ma cigarette, mais ne le retourne pas. Allez, petit con, on y va ?

A plusieurs nous posons la deuxième assise, épousant la première. Elle suffit pour confirmer que nous érigeons ce que nous ne savons pas encore appeler un mur.

Grand théâtre de l’Opéra, Belfast. Maureen a huit ans et ose à peine bouger. Ses mains sont posées à plat sur la jupe de sa robe, incrustée de minuscules perles noires qui la raidissent comme un brocart. La robe la fait belle, mais à condition qu’elle rende la politesse en gardant sa pose. Elle est dans un fauteuil d’orchestre. Sur la scène, un conte de fées s’encanaille pour accommoder des danses, des chansons, des tours comiques. C’est la tradition à Noël.

Les lumières qui écrasent le plateau remplissent Maureen. Tant de beauté dans cet autre monde là-haut, à quelques pas. L’héroïne au casque d’or, et sa courte tunique blanche au liséré également doré, en sont illuminées jusqu’à l’irréel. Sa peau est éclatante, les plis de son vêtement donnent le « la » du gracieux.

A l’entracte un miracle a lieu. La blonde étoile descend dans la salle pour vendre la partition du tube du spectacle. L’oncle de Maureen lui donne un shilling. « Tu peux le garder, ou acheter la musique. » Maureen se lève, avance, tend la pièce.

Vu de près, le tissu du costume de scène est rêche, à peine blanc, et taillé aux ciseaux sans ourlet. La peau, engorgée de maquillage, n’est pas lumineuse mais luisante. Maureen prend la feuille, retourne à sa place. Sa grande robe la contient, une fine armature à l’intérieur de laquelle son corps ondoie comme un souffle qui grandira, grandira jusqu’à ne plus y tenir, mais pas encore ce soir.

Tout le monde fouille dans le tas de pierres ramassées. J’en extrais une grande plate de forme plus ou moins régulière. Je la dépose en haut, la cale.

Clos du Phénix, Villeblain. Je tire l’ongle de mon pouce sur mes lèvres, de gauche à droite. Dans ce visage bouffi par la mousse à raser, elles en sont dégagées. C’est le même geste que je voyais faire mon père lorsque toute la famille partageait une chambre pendant les vacances de bord de mer. La sensation est trouble. Malgré nos différences et différends, nos distances et incompréhensions durables, tous mes efforts pour m’en séparer et m’en distinguer, être un autre homme, me voici lié à lui par ce geste pourtant banal. Il est utilitaire mais, en le reconnaissant comme le sien, j’en fais une partie de mon héritage paternel, mon patrimoine. La pierre est placée, je ne l’enlèverai pas.

Ça y est, l’assemblage empêchera de s’échapper ou de faire irruption. Ensemble nous avons placé les pierres, nous ne les enlèverons pas.

 


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