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En avril 2011 j’ai publié « Notes sur un travail en cours » sur Marque-pages Soissons. Il contenait une partie d’un texte intitulé « Des pierres et des hommes », un duo entre une série de gestes datant du début de la sédentarisation de l’homme, pour construire une maison ou enclore du bétail, et des illustrations miniatures de comportement humain de notre ère.

J’ai voulu le reprendre et le terminer. Son sens ne m’est pas complètement clair ; mais j’ai appris, en écrivant pour ce blog, à laisser filer une histoire, parfois la suivre plutôt que de la mener.

24 sept : Ce n’était pas encore ça. L’ordre des illustrations manquait de rythme, la construction du mur n’allait pas suffisamment de l’individu vers la communauté. C’est fait.

Des pierres et des hommes

La première pierre est enchâssée dans la terre, émergeant à peine du gazon. Je l’en détache, mes doigts servant de levier. Sa forme reste derrière elle comme un demi-œuf en creux. Je la soulève à deux mains.

Eglise St Jean-Baptiste de la Salle, Paris. Dans le groupe d’endeuillés devant la double courbe des marches qui montent à l’église, Philippe l’aperçoit mais hésite. Est-ce Adrienne ? Ayant été jeunes collaborateurs sur un livre, ils ne s’étaient retrouvés que des décennies plus tard. Il était sûr qu’elle avait lors de ces retrouvailles-là dû, comme lui, chercher le visage familier sous la charge des années. Mais le vieillissement qui déguise et déroute était ainsi reconnu une fois pour toutes.

Pourtant, ces quelques années plus tard, le doute est revenu. Il faut à nouveau examiner de loin ces traits, les aligner avec ceux de la jeune puis la moins jeune femme. Plus ou moins décidé, il avance vers elle. Entre les deux personnes avec lesquelles elle discute, Adrienne le voit. Une fraction de seconde elle laisse repartir son regard, puis le ramène sur lui. Elle dit « Tiens ! ». Autant qu’un signe de reconnaissance, Philippe y voit l’intention de gagner encore un instant. L’hésitation conclue, ils s’approchent l’un de l’autre, se penchent, s’embrassent, avec le sérieux qu’exige la situation funèbre, mais dans un soulagement presque rieur. Philippe et Adrienne se reconnaissent, au moins cette fois-ci.

Nous prenons une pierre dite « à deux hommes », car il faut être deux pour la manier.

La Civette, Soissons. Le gamin me regarde, moi Dylan, à la sortie du tabac. Je porte mon pantalon large à treillis, mon débardeur noir avec un aigle et plein de mots en angliche autour, mes chaussures conséquentes, peut-on dire. Je tire sur ma cigarette, la tenant entre le pouce et trois doigts, comme un gros cigare qui aurait rétréci. Je tire comme si mes poumons ne pouvaient respirer que cette fumée. Le gamin m’a attendu dehors. Il me regarde, dans ses yeux une affamante aspiration à faire comme moi, à avoir mon air, à m’être. Je tire sur son regard comme sur ma cigarette, mais ne le retourne pas. Allez, petit con, on y va ?

A plusieurs nous posons la deuxième assise, épousant la première. Elle suffit pour confirmer que nous érigeons ce que nous ne savons pas encore appeler un mur.

Grand théâtre de l’Opéra, Belfast. Maureen a huit ans et ose à peine bouger. Ses mains sont posées à plat sur la jupe de sa robe, incrustée de minuscules perles noires qui la raidissent comme un brocart. La robe la fait belle, mais à condition qu’elle rende la politesse en gardant sa pose. Elle est dans un fauteuil d’orchestre. Sur la scène, un conte de fées s’encanaille pour accommoder des danses, des chansons, des tours comiques. C’est la tradition à Noël.

Les lumières qui écrasent le plateau remplissent Maureen. Tant de beauté dans cet autre monde là-haut, à quelques pas. L’héroïne au casque d’or, et sa courte tunique blanche au liséré également doré, en sont illuminées jusqu’à l’irréel. Sa peau est éclatante, les plis de son vêtement donnent le « la » du gracieux.

A l’entracte un miracle a lieu. La blonde étoile descend dans la salle pour vendre la partition du tube du spectacle. L’oncle de Maureen lui donne un shilling. « Tu peux le garder, ou acheter la musique. » Maureen se lève, avance, tend la pièce.

Vu de près, le tissu du costume de scène est rêche, à peine blanc, et taillé aux ciseaux sans ourlet. La peau, engorgée de maquillage, n’est pas lumineuse mais luisante. Maureen prend la feuille, retourne à sa place. Sa grande robe la contient, une fine armature à l’intérieur de laquelle son corps ondoie comme un souffle qui grandira, grandira jusqu’à ne plus y tenir, mais pas encore ce soir.

Tout le monde fouille dans le tas de pierres ramassées. J’en extrais une grande plate de forme plus ou moins régulière. Je la dépose en haut, la cale.

Clos du Phénix, Villeblain. Je tire l’ongle de mon pouce sur mes lèvres, de gauche à droite. Dans ce visage bouffi par la mousse à raser, elles en sont dégagées. C’est le même geste que je voyais faire mon père lorsque toute la famille partageait une chambre pendant les vacances de bord de mer. La sensation est trouble. Malgré nos différences et différends, nos distances et incompréhensions durables, tous mes efforts pour m’en séparer et m’en distinguer, être un autre homme, me voici lié à lui par ce geste pourtant banal. Il est utilitaire mais, en le reconnaissant comme le sien, j’en fais une partie de mon héritage paternel, mon patrimoine. La pierre est placée, je ne l’enlèverai pas.

Ça y est, l’assemblage empêchera de s’échapper ou de faire irruption. Ensemble nous avons placé les pierres, nous ne les enlèverons pas.

 


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Un homme violent parlait dans « La rouge et la blanche » de mai 2011. Une lectrice, Domi Dupuy, me demande de faire entendre la voix de sa femme violentée.

Je ne m’exprime pas facilement. C’est comme s’il y avait une main sur ma bouche.

Mon père avait quatre fils, et ne savait jamais si je venais entre le second et le troisième, ou entre le troisième et le quatrième. Bref, les filles il n’en avait que faire. Quand toute petite j’essayais de grimper sur ses genoux, il me repoussait : « Seule ma chienne vient sur mes genoux. » Ma mère m’a éloignée en me tirant par l’épaule. Elle avait l’habitude de prolonger les gestes de son mari en les amplifiant.

Ce n’est pas logique, mais à partir de ce jour-là mes frères, même le cadet, m’appelaient « la chienne ».C’est à l’adolescence qu’ils ont compris que je pouvais servir à quelque chose, et ont laissé tomber l’article. « Chienne. » Mon petit frère n’y participait pas, mais regardait goulûment faire les autres, et aidait parfois à me tenir. Ils cachaient la chose à ma mère, mais de toute façon elle aurait préféré ne pas savoir.

Quand je suis partie de la maison, je manquais de confiance en moi. J’avais plutôt peur des hommes, ne voyais aucun bénéfice à les fréquenter. Un homme avec qui je travaillais m’a traitée de « Salope » quand je n’ai pas voulu qu’il me pelote dans l’ascenseur.

Une collègue m’a convaincue de l’accompagner à une soirée. Je n’osais pas parler ni danser, m’occupais de mon verre, mais en regardant les autres du coin de l’œil. J’ai paniqué lorsque mon futur mari s’est approché. Il m’a pris la main, et m’a dit - c’est drôle de penser qu’il me vouvoyait - : « Vous avez décidément l’air de ne pas vous rendre compte que vous êtes très, très belle. » L’ai-je cru ? Au moins, j’ai su qu’il me choisissait.

Il m’a frappée deux ou trois fois avant de m’épouser, mais j’étais rassurée de voir qu’il ne s’entendait pas avec mes frères au mariage. Pourtant, je n’avais rien dit. Chacun d’eux faisait comme si rien ne s’était jamais passé, me regardait même dans les yeux. Ma mère pleurait, lui jouait brièvement le fier père de la mariée, puis s’est mis à boire

Je ne sais pas expliquer que mon mari me bat. Je ne crois pas aux raisons qu’il donne - un repas, la maison, un geste, un mot, un regard. Mais je crois à sa honte, quand il me la dit. Je vois le fond de son désarroi dans les yeux. Je vois aussi que cela le calme, et que nous pouvons alors vivre de grands moments de soulagement.

Un jour dans un train bondé nous n’avons trouvé qu’une place. Il s’est immédiatement assis, et m’a prise sur ses genoux. Il se fichait si d’autres passagers souriaient. Il m’a tenue par la taille. J’étais gênée, fière, et mon bonheur était une chaleur intime. Il ne regarde jamais d’autres femmes. Je lui suffis.

Les services sociaux, les médecins, même la police m’ont questionnée, mais je ne sais pas quoi leur dire. Je ne porte jamais plainte. Je suis enceinte depuis trois mois, mais je ne crois pas que l’enfant naîtra. Il y a deux jours il m’a fait tomber à travers une chaise, et j’ai eu un mal lancinant dans le ventre. Je n’ai pas encore vu le médecin, car il ne croit plus aux chutes par maladresse, et risque d’appeler la police.

Une fois une assistante sociale m’a prise en amitié, venait me voir, et m’encourageait à le quitter. Je n’ai pas répondu, et elle est partie en criant « Tu trahis toutes les femmes ! » Je ne l’ai plus revue.

Comment faire comprendre que tout s’est décidé au premier moment ? Ce n’était probablement pas la première fois qu’il abordait ainsi une femme, mais lui et moi nous nous sommes moins rencontrés que reconnus. Il me choisissait ce jour, comme un chat ou un chien dans un refuge. Je l’ai aimé tout de suite, et cela ne change pas. Personne n’accuse un chien battu de trahir les autres chiens en aimant son maître.

Je ne suis pas une chienne. Mais la colère et la haine, qui me rendraient libre, sont bien plus éloignées que la mort, qui me fait coucou chaque fois que les coups de poing pleuvent.


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brancourtUn de mes plus beaux projets de bricolage, porteur de sens et de sentiments, ne s’est pas réalisé.

Nous avons cru un moment, au carrefour d’Hartennes, que la gendarmerie allait tout faire capoter. Avec un ami, je transportais un cerisier sauvage, enlevé à la cerisaie débordante de son jardin de Violaine (près de Louâtre, pas celui de la vallée de la Crise) pour être planté dans le mien, presque vide, de Villeblain, la Valle Bellando moyenâgeuse, près de Chacrise. L’arbre, déjà démesuré pour une gaule, était surtout trop grand pour être attaché au toit de sa voiture modeste. Les racines nous surveillaient par le pare-brise avant, le feuillage s’étendait derrière, une queue de paon en attente de déploiement.

Trop tard : ils nous avaient repérés. « Contrôle, messieurs. » Un coup d’œil sur les papiers du chauffeur, c’est tout. Ils ne recherchaient pas une voiture avec un arbre, et s’amusaient de l’affabilité exagérée que nous montrions pour faire passer une éventuelle infraction.

Ensemble nous avons fait un grand trou dans le gazon devant la maison. Le jeune arbre s’y dressait comme un arbre adulte.

Le cerisier n’a jamais « profité », comme disait notre vieux voisin venu du Nord. Terrain trop sec, selon les uns. Nous avons percé des trous pour l’inonder d’eau. Trop humide, selon les autres. Nous avons bouché les trous. Un autre voisin est venu couper toutes les branches du milieu, pour l’aérer. Les gelées laissaient rarement se former les cerises lesquelles, quand il en survivait, étaient acides. Le cerisier donnait la seule ombre du jardin pour manger dehors, et de petites bêtes noires s’en détachaient pour saupoudrer nos assiettes comme du poivre. Les feuilles tombaient déjà en été comme des papillons abîmés.

L’abattre, alors ? Pas si simple. C’est qu’il faisait le tiers d’un ensemble qui comptait pour moi. L’arbre planté et la maison en tout début de travaux, j’étais retourné en Inde. Au Népal, une compagne de voyage à qui je racontais la maison et l’arbre m’avait cité un dicton allemand, affreusement réactionnaire, je m’en rends compte aujourd’hui, mais l’Himalaya qui se pressait autour de nous donnait une force de mythe à toute parole : « Pour qu’un homme soit un homme, il faut qu’il bâtisse une maison, plante un arbre et ait un fils. » Or c’était un secret, mais la mère de mon futur enfant l’attendait en Europe.

Dès sa naissance le trio, maison, arbre et fils, était donc sacrément relié, jusqu’à tenir du sacré. Comment défaire un élément du cercle sans risquer de déstabiliser les autres ? Le cerisier était dispensable, mais sa disparition ne mettrait-elle pas en question le foyer et l’enfant ? Nous avons laissé passer les années. La maison s’est équipée et embellie, le garçon a grandi, étudié, voyagé, frôlé la mort. L’arbre peinait.

Qui a eu l’idée lumineuse et libératrice ? Le fils abattrait le cerisier. Il y a grimpé, avec une hache à main et une scie (tronçonneuse ? bah !). Pour lui c’était un travail qu’il savait important ; moi j’étais pénétré par la grave et belle portée de ses gestes. Un tas de branches, branchages, brindilles s’est accumulé, le court tronc principal a été rangé à part. Je crois que nous avons tous aidé pour la souche, sectionnant les racines, faisant craquer nos muscles à pousser et tirer pour la faire céder.

C’était fait, la maison ne s’était pas écroulée, ni le fils. Le cercle, au lieu d’être rompu, était parfait.

Pour prolonger le mythe, je me suis engagé à donner à chaque membre de cet autre cercle, le familial, un objet en bois de merisier. Un petit-neveu a amené le tronc dans sa fourgonnette à Braine, chez un ami ébéniste qui en ferait des planches. Elles sècheraient dans sa cour, puis j’en ferais une boîte et une étagère et un tabouret et une petite table. Le cercle serait plus que parfait.

Mais l’ébéniste est mort trop tôt. Rendant visite à sa veuve, je jetais des regards discrets dans la cour. Le tronc y a traîné un temps puis, alors qu’il n’aurait pas encore été convenable de le récupérer, je ne l’ai plus vu. A-t-il au moins servi à chauffer la grande maison, dans laquelle le vide laissé par le mort faisait galoper les courants d’air ?

 


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marque-pages-11-08Août - les queues aux caisses des magasins de bricolage le montrent - est le mois des initiatives d’aménagement. Voilà pourquoi nous proposons cette image d’un atelier à Brancourt. Il arrive à concilier l’efficacité et la nonchalance, en évitant les deux écueils du rangement obsessionnel et du laisser-aller bordélique. Clefs de dix ou de douze, marteaux, même le mystérieux numéro « 12 » : qu’en tireront les auteurs de Marque-pages Soissons ? D’ailleurs, bricoleur et auteur sont-ils si éloignés l’un de l’autre ?


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La démarche était pourtant résolument contemporaine. Un contact repéré en ligne, une demande envoyée et transmise, et un message revient du destinataire visé, ancienne camarade de faculté.

Sous quelques amabilités, un silence dans lequel j’entends tourner la clef qui ouvre la porte sur les années écolières, lycéennes, étudiantes et leurs sentiments confus.

L’amour, le bonheur, la haine, la colère s’apprennent dans la famille, peuplée de ses personnages primaires. Mais c’est par la cohabitation scolaire que ces sentiments se compliquent, se nuancent, doivent se gérer. L’amitié et son contraire, l’ennui, la concurrence, la soumission ou la rébellion : l’apprentissage scolaire accompagne celui de la vie en société.

La leçon la plus aride est la résignation envers les déceptions, indifférences et trahisons. Quand elle n’a pas été entière, au moindre bruit elle s’agite dans son sommeil adolescent.

J’ai touché à ces préoccupations dans un récit en anglais. Rédigé pour mes contemporains irlandais (un camarade devenu médecin à succès à New York se souvient des couleurs des capucines du parterre qui y figure), il avait un accent qui ne se transmet pas. Voici ce qui a été forcé à travers le tamis de la traduction, devenant ainsi non pas moindre mais autre.

Les leçons de Wingfield

A part une seule matinée, dans des locaux temporaires pour les enfants évacués vers cette station balnéaire, et où je portais un gilet rouge (dont le ton exact est encore dans mes yeux, alors que je me souviens à peine de ce que je portais hier), Wingfield, un matin de septembre, constituait ma première expérience de l’école, ma première sortie non accompagnée hors de la vie de famille.

Wingfield était une grande villa dans laquelle une famille aisée avait vécu, les salons en bas et les greniers sous le toit. Nous chantions notre hymne chaque matin dans le grand salon, et la classe de 10e avait cours dans la salle à manger. Je n’ai jamais pu m’habituer aux établissements scolaires tout en longs couloirs et cloisons vitrées.

Comme la couleur du gilet, les souvenirs de Wingfield sont conservés moins dans ma tête que dans mon anatomie (sentir le bois du banc sur les jambes nues, tourner à toute vitesse en passant les paliers de l’escalier, courir dans la cour, me régaler de somptueuses envolées sur une balançoire bien trop haute pour la règlementation actuelle). Seules subsistent des bribes de cours. Je me souviens quand même d’un moment transformateur lorsque j’ai su épeler, une compétence qui a fait ma réputation toute ma vie et dans plusieurs langues. Je me souviens moins d’arithmétique et d’histoire naturelle que de leçons plus fondamentales : me faire des amis et des ennemis, bouillonner d’exubérance et donc être souvent écrasé, taquiner et me faire harceler, ressentir la fierté et la honte.

J’ai appris la portée de la fidélité. Alors que nous parlions en classe d’animaux domestiques, j’ai prétendu imprudemment avoir dans ma chambre un rouge-gorge en cage. La maîtresse m’a cuisiné mais, le cœur contracté, je m’accrochais à mon histoire. Mon meilleur ami a levé la main. « C’est vrai, maîtresse, je l’ai vu. »

J’ai fait la découverte de la brutalité. Une professeur de musique venue du grand lycée m’a giflé pendant une leçon de chant. Je ne lui ai jamais pardonné, et j’en suis devenu un défenseur féroce des enfants contre de tels abus.

Un parterre de fleurs circulaire divisait en deux le chemin qui menait à la porte principale de Wingfield. Il devait être de taille modeste, mais me paraissait si vaste que, s’il avait été un bois, j’aurais pu m’y perdre. Nous observions une loi qui l’emportait sur toutes les règles imposées par l’école, et l’enfreindre, même involontairement, mettait en péril sa réputation (un risque plus grave pour de jeunes enfants que perdre sa vie). Les garçons passaient autour du parterre par la gauche, les filles par la droite. Les amis, les frères et les sœurs se séparaient, pour se retrouver plus loin. Un parent en visite devait être dirigé vers le bon côté ; si son père et sa mère étaient ensemble - un événement heureusement rendu rare par la stricte frontière entre l’école et la famille - quelque fût leur choix on était en butte aux railleries : soit sa mère n’avait aucune pudeur du tout, du tout, soit la virilité de son père était mise en question. Ce parterre illustrait les rigides rôles masculins et féminins que nous imposait l’époque, aussi incontournables que de devoir haïr les Allemands. Des contradictions intérieures ne pouvaient qu’être refusées, ou traitées avec un maximum de discrétion ou, pour quelques téméraires, affichées effrontément. La camisole existe encore, mais je la vois moins serrer mes enfants, qui ont même pu s’en amuser.

J’ai appris à écrire à Wingfield, et la démarche n’a pas beaucoup changé depuis ces premiers essais. Une composition intitulée « Quand je serai grand » se terminait, à ma surprise autant qu’à celle du maître (il l’a bien notée, mais en la transmettant au proviseur et en demandant à voir mes parents), par les mots : « et alors je passerai le coin de rue et me pendrai avec mes bretelles. »

L’écriture n’a jamais cessé de m’intriguer et de m’intimider. Je prends le stylo ou le clavier, les mots sortent (bien orthographiés), mais ils ne disent jamais ce à quoi je m’attendais. Les quelques rappels que je devais dresser ici sont devenus une visite, main dans la main avec moi-même enfant, à Wingfield.

Comme d’autres garçonnets, je portais une ceinture élastique avec une boucle en forme de serpent. Depuis le message initiateur et jusqu’à ces derniers mots, mon index trace ses courbes, lovées contre mes entrailles.

 

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ecole-copieLes écoles ferment pour les vacances. A la rentrée, beaucoup seront amputées d’une classe, d’autres ne rouvriront pas. Derrière les arguments démographiques, administratives, économiques avancées par ceux qui décident, cela porte un coup de dague à la vie d’une communauté. Après le départ des petits commerces, des artisans, de la Poste, la fermeture d’une école, en éloignant les jeunes enfants, privera les habitants de cette promesse de renouvellement de la vie de village que sont leurs cris et rires à la récré.

Alors nostalgiques, pamphlétaires, poétiques, sociologiques : quels écrits suscitera cette image de combat proposée par Jean Sudarovich ?

 

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misericorde1Les vieux démons ne meurent pas. Tu sais, c’est d’ailleurs pour ça qu’ils sont vieux. Planqués sous les rituels et les routines, les joies et les peines, ils attendent, accroupis. Les muscles des uns s’étiolent, et ils peuvent à peine se remuer. D’autres, à force de rester aux aguets, gardent du tonus dans les cuisses et les mollets, et peuvent surgir avec la force d’un camion lancé sur un chemin de terre.

Vivant dans le noir des failles imaginaires, ils n’ont pas de lumière propre. Pour apparaître, ils t’en prennent, s’en servent pour faire luire leur peau écailleuse, cirer leurs ailes de chauve-souris. Ils la boivent même à grosses gorgées pour s’éclaircir la voix.

Celui-ci prend un air de narrateur :

Vous êtes sur un fauteuil en rotin, sous un parasol de toile, dans le jardin d’une de ces maisons bretonnes de granit chaud à la fois augustes et modestes, avec sa tour, ses portes au linteau en arc de cercle, ses fenêtres éparpillées au hasard de la disposition intérieure, non pas alignées pour mettre les passants à leur place. Votre famille vous entoure. Vos fils vous haïssent pour l’autorité que vous exercez sur eux, vos petits-fils vous admirent pour cela, seul votre unique arrière-petit-fils ose la bafouer. Elle s’applique autant aux femmes, mais pèse à peine sur leurs épaules, car votre présence suffit. Elles se regardent en coin, pour dire « Ça, c’est un homme ! »

Celui-là reste caché par l’ombre qu’il fait en subtilisant ta lumière.

Je t’attends la nuit. Au tournant d’un couloir d’hôtel ou sur le palier chez toi, tu sauras ma présence sans me voir. C’est moi que tu penses apercevoir derrière toi dans un miroir. Vais-je tourner la poignée de la porte fermée alors que tu la regardes du lit ? Je suis le compagnon qui soudain, sous un réverbère, aurait un autre visage. Tu t’endors ? Alors là je règne en roi. Hélas, comme les vampires je ne supporte pas que l’aube allume le ciel. Seule ta lumière me laisse vivre. Je ne suis pas quelqu’un, je suis quelque chose.

Tout de vert vêtu le suivant s’amène :

Ah, la vie que t’aurais eue en restant au pays. Entouré des tiens, les vrais , enraciné dans la terre jusqu’au cœur. Tu aurais su de quoi t’es fait. Tu l’as abandonné dans sa beauté et ses tourments. Tes visites n’y font rien. T’es parti.

Une petite vieille proprette, robe à pois, voilette sur les yeux, adorable si ce n’était que ses doigts griffus dans ses mitaines de dentelle se tendent pour s’agripper à ta lumière. Sa voix est rauque :

Allez, sautez ! Au moins jetez votre appareil photo pour le voir voler. Léchez cette crotte de chien par terre. Cassez la mâchoire de la personne à côté de vous au café. Enfoncez cette aiguille à tricoter dans votre œil. Montez sur la scène et perturbez le spectacle. »

Un jumeau arrive goguenard, tout seul :

Déjà partis ? Sans toi ? Sans te demander de te joindre à eux ? Décidément, il te manque quelque chose pour être populaire ; le pire est que tu sais quoi.

Le plus ancien rayonne, lumineux de t’en avoir tant pris. Picador dans l’arène, il plonge sa lance dans ton épaule de taureau, y fouille, creuse le cratère de chair qui vire du rose au rouge.

J’ai percé ton corps à ta naissance, et je n’arrêterai que quand il sera mort. Toi un mec ? Mon petit, il faut plus que ça pour être un mec. N’oublie pas. Allez, assez parlé, où est ma pique ?

Plus ils arrachent ta lumière, et plus ta réalité s’aplatit en lamentable décor de théâtre, qui ne convaincra que des spectateurs distraits. Noir, tout est noir ? Non, l’assombrissement alterne avec l’éclaircissement. - Tiens, voici l’autre jumeau, qui se veut intime. Il se penche sur ton épaule, lit ce que tu es en train d’écrire, soupire :

Mmm, je vois ce que tu essaies de faire. Dommage, il te manque quelque chose pour être écrivain ; le pire est que tu ne sais pas quoi.

C’est comme une balançoire, toi d’un côté, les vieux démons agglutinés de l’autre. En haut, en bas. Tu ramasses une baffe, un insulte, une traîtrise, tu donnes deux coups de pied par terre et, dans un chaos de lambeaux de lumière agités par le souffle de l’univers, tu ascends vers l’éblouissement. Le temps que ça dure.

 

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misericordeDécalée pour coïncider avec le Bac, voici l’image du mois. La petite console sculptée sous l’abattant d’une stalle de choeur s’appelle une miséricorde. Celle-ci se trouve dans la cathédrale de Soissons. Un choriste debout pouvait s’y appuyer pendant d’interminables offices chantés. Le diabolique soutenait alors les voix d’ange. Le mal côtoie le bien. Ce paradoxe, que déclenchera‑t‑il dans la tête et sur le clavier des auteurs ?

 


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vergnol-9dc1Le studio Vergnol était une fabrique de souvenirs. Les gens y venaient, bien mis, le visage porteur d’une sévérité qui convenait à leur intention de se faire inscrire dans l’iconographie familiale.

J’ai sorti mes vieux calepins, j’ai retrouvé les notes auxquelles m’avait fait penser la façade de la rue du Collège, devenue celle d’un magasin de ce que leur style fugitif me ferait appeler « fringues ». Les notes ramènent avec elles une plage bretonne, toujours la même, où ma fille m’aidait à creuser le sens des mots, comme je l’avais aidée, quelques étés avant, à creuser des trous dans le sable.

1. L’album

“Mes souvenirs font un album de photos, dont certaines sont nettes, d’autres floues. Il y en a qui sont retouchées journellement, au point de ressembler fort peu à l’original, alors que d’autres images sont adoucies par le temps presque jusqu’à la disparition. Tout un paquet est logé en vrac entre la dernière page et la couverture, en attente d’être retrouvé, ou pour ne pas être revu.”

2. La maison

“Mes souvenirs sont des photos qui remplissent une maison. Encadrées d’argent sur le piano du grand salon et formelles sur les murs de l’entrée ; empilées sur des chaises ou par terre, ou sur des étagères branlantes ; autour de la glace de la coiffeuse, à fixer quand je me regarde de près. Les plus précieuses au chevet du lit ; d’autres couvertes de poussière et fragilisées par la chaleur sous le toit du grenier ; dans la cave, leurs coins sont mangés par des moisissures, les visages troués.

Par une après-midi de pluie, je passe des heures à les feuilleter. Cela m’arrive d’en chercher une, avec une irritation grandissante à ne pas la trouver. Distrait, j’en découpe et recolle, la tête de l’une sur les épaules d’une autre, cette maison contre ce paysage qui ne l’a jamais entourée. Je peux passer à côté des plus en évidence sans les voir. Devant les plus infernales, la répugnance ou la honte me font détourner la tête.”

3. La salle de bains

Ces jours-ci je chamboule notre exigu WC/salle de bains mansardé pour en faire des toilettes séparées et une salle de douche encore plus réduite. Après nous être agenouillés dans la baignoire pendant des décennies, comme pour une prière matinale qui laverait l’esprit alors que l’eau faisait partir les poussières de la nuit, nous allons nous dresser. Nous aurons la seule douche de la commune avec un plafond pentu, mais un message Internet aux enfants peut déjà se titrer « Debout les douchés de la Terre ! ».

Le démontage développe, comme dans un bain révélateur, la mémoire de ce premier aménagement. L’image est faite, non pas d’événements ni de personnes, mais des matériaux et des gestes faits pour les placer. Les bords des lés de laine de verre qui piquait les mains et la gorge sont recouverts d’une bande adhésive collée avec le soin exagéré d’un débutant. Les têtes à fente des vis ont été serrées rageusement avec un tournevis à main, l’outillage électrique se limitant alors à la perceuse munie, détail malcommode, d’un câble et d’une prise. Un méplat suit centimètre par centimètre le pourtour du placard qui prolonge la baignoire, preuve que le temps n’était pas compté. Le bois du grand porte-serviette a servi aussi à faire le dérouleur de papier hygiénique. L’embrasure d’une fenêtre de toit, ajoutée plus tard au-dessus de la cuvette, évitait enfin à l’homme debout de se cogner la tête.

A la différence des souvenirs visuels et affectifs des gens et des endroits, ce petit chantier de rénovation fait revenir le passé des doigts, des bras. Les astuces, les vices cachés (quoique flagrants à mes yeux), les solutions bâclées ou ingénieuses : j’en porte la mémoire, non pas entre, mais dans mes mains.


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Pour accompagner l’exposition sur les violences conjugales à la Bibliothèque

Permettez-moi de dire que rien ne le vaut : ni le sport ni le sexe ni l’alcool, ni même la Belle, qui était héroïne de mes jeunes histoires. Le poing se forme, se serre, puis descend sur la peau, écrase la chair, rentre dans le muscle et s’arrête sur du solide, les os qui maintiennent tout. C’est alors seulement que le corps, déséquilibré, tombe. Cela est particulièrement sensible sur les bras, la poitrine ou, dans une moindre mesure, le dos. Une gifle convient mieux pour le visage, mais elle doit être majestueuse pour obtenir une chute.

Vous comprendrez que c’est ce dernier effet qui compte pour moi. La première fois que j’ai « cogné » ma femme (je mets des guillemets pour prendre mes distances par rapport à la vulgarité du mot), j’en étais le premier surpris, de me trouver en train de lever la main sur celle avec laquelle j’avais ce qu’on peut appeler « un contrat de tendresse ». Elle est tombée contre le mur et puis par terre.

Son premier geste a été, non pas de crier, ni de pleurer - ni de se relever furieuse et me cogner (là le mot convient pour son imprécision) avec ce qu’elle aurait trouvé sous la main - mais de tirer sur sa jupe, qui était remontée jusqu’aux cuisses. J’ai compris que, pour sortir gagnante de nos conflits, elle allait me refuser son intimité. Ce qui fait qu’après de tels affrontements faire l’amour, au lieu du partage recommandé, tenait du viol.

La première fois, je lui ai donné aussi un coup de pied. Par la suite, c’est un geste que je n’utilisais que dans de rares cas que j’exposerai plus loin. Normalement, il me suffit de la voir étalée disgracieusement. Si elle reste à genoux, j’achève le mouvement avec mon pied, mais on n’appellerait pas cela un coup.

D’où vient cette violence dans un couple ma foi assez uni, me demandera-t-on. Assez curieusement, je dirai que je ne sais pas vraiment. Quelque attitude de ma femme, ou même pas. Un policier qui s’en était mêlé s’est enquis de mes relations avec mes parents. Bon, j’ai reçu beaucoup de coups, mais j’abhorre ces balivernes « psychanalytocs » puis-je dire. Parfois je pense à ma mère en frappant ma femme, c’est tout, et c’est normal. Toutes les deux sont femmes.

Je parlais de coups de pied. Je ne les pratique que lorsque je perds mes moyens. Alors j’enrage, je m’acharne, les coups partent dans tous les sens, il peut y avoir du sang et même, c’est rare mais extrêmement regrettable, une fracture. Il s’agit dans ces cas de ce que j’appellerais une colère « rouge ». Comme si j’avais un voile de sang devant les yeux, je ne me maîtrise plus. J’ai le cœur qui bat, la tête qui tourne, la mâchoire qui se serre à faire mal.

C’est tout autre lors d’une colère « blanche ». Je fais et me regarde faire, je garde la distance pour apprécier la force de mes coups. J’ai une stratégie d’attaque que rien, et certainement pas elle, ne m’empêchera de mettre en œuvre. Précision et exactitude dirigent mes poings, le minimum d’effort pour un maximum d’effet.

La « rouge » me laisse pantois et confus ; la « blanche » m’apporte cette sensation au-dessus de toutes les autres dont j’ai déjà parlé. Je suis envahi par un sentiment planant de culpabilité. Elle remplit mon corps, mes membres. Souvent, je m’allonge à côté de ma femme, pleure et la supplie de me pardonner. Parfois, et c’est encore « mieux » peut-on dire, je reste debout, pour sentir tout le poids de la honte sans fléchir. La honte pour ce que je viens de faire à ma femme génère des sanglots au fond de ma poitrine. Je sais que je suis en vie, pleinement, le temps que cela se décante, se calme, s’évanouisse, me laissant comme une épave sur la plage lors de la marée descendante. Une épave, mais une épave comblée. Pour un temps.

 

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