Pour accompagner l’exposition « Mille et une nuits »

Les pages de papier épais, rêche comme du carton bouilli, s’effritaient aux bords, ne tenaient à la couverture que par quelques fils. Avant de nous envoyer au lit, mon frère et moi, dans une des deux chambres louées à l’étage, ma mère sortait ce livre. Nous étions dans la pièce qui nous servait de séjour, de salon, de bureau, de salle de jeu. La famille propriétaire occupait le reste. Nous y étions évacués. Mon père nous rejoignait du vendredi soir au lundi matin.

Elle s’installait dans un fauteuil, ou plutôt se perchait sur le bord. Nous nous calions autour, moi près au point de la gêner, en exerçant mes droits de cadet.

Elle sortait aussi son tricot, et ses doigts partaient dans cette course folle dont ma mémoire s’émerveille encore. Elle ne s’arrêtait que pour tourner la page.

C’était un recueil de contes de fée. Ils n’étaient pas longs, mais n’abrégeaient surtout pas les histoires. Cendrillon allait trois fois au bal, la sorcière venait trois fois tenter Blanche-Neige.

Ma mère nous en lisait plusieurs chaque soir, en terminant par le préféré de mon frère, « Jacquot tueur de géants », et le mien, « Petit Poucet ». Puis nous montions au lit.

Nous connaissions ces contes par cœur : nous n’aurions pas pu les réciter, mais suivions mot à mot. Parfois elle essayait de faire l’économie d’une péripétie, mais nous protestions. C’était cette répétition qui nous rassurait dans un monde inquiétant : l’ordinaire menaçait, mais le fantastique restait familier.

Un jour, dans la terre sableuse derrière la maison, j’ai construit avec des allumettes et du fil de coton un enclos de la taille d’un petit mouchoir. A l’intérieur j’ai placardé un bout de papier sur lequel ma mère avait accepté d’écrire « Entrée interdite ». Un garçon qui passait avec ses amis, voyant la pancarte, a donné un coup de pied au tout. La leçon m’a interloqué : la parole ne détenait pas le pouvoir absolu.

Mais ! Une question s’impose ici : lisez-vous encore ces phrases ? Êtes-vous pris par ce que je raconte sur le recueil et son contexte, la pancarte dans l’enclos ? Ou êtes-vous passé à autre chose, à lire ou à faire ? Si vous êtes parti, le sortilège qu’essaient toujours de tisser les mots a échoué.

Pour Schéhérazade le danger était autrement aigu. Si l’attention de son époux venait à flancher, elle mourrait. Mais le vrai dilemme pour le Calife se posait à l’aube, quand elle s’arrêtait, interrompant sa jouissance. Il aurait pu l’étrangler (il se connaissait en violence conjugale). Mon frère et moi nous aurions pu penser à tuer ma mère si elle nous avait fait cela – sauf qu’il nous la fallait pour nous border. Seulement, sa rage aurait privé le Calife de la suite de l’histoire, et il ne pouvait pas s’en passer. La nouvelle jouissance qui attendait faisait accepter l’interruption de l’ancienne. Le pouvoir du pourtant tout-puissant Calife cédait devant la parole. Il tenait tout sous sa coupe, sauf les parcelles de mots que lui accordait Schéhérazade.

Tirez-en votre conclusion – si toutefois vous lisez encore.

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2 réponses à “Le vrai dilemme du Calife”
  1. Jean dit :

    Mais oui mon cher Denis, on va au bout de ton histoire et le Calife de Bagdad Khan El Khoz n’a pas coupé…encore une fois.
    Mon conteur à moi, c’était mon grand père. Il avait inventé “la fata patata” (”la fée pomme de terre” en italien, notre langue natale). C’était une histoire sans fin, avec chaque soir une nouvelle aventure issue de son imagination. Elle était toute petite : d’où son nom car elle était de la taille d’une pomme de terre. Elle était invisible aux yeux des parents (et des adultes en général) et son action était de réparer les bêtises que les enfants (ma sœur et moi) avions fait dans la maison. Ceci servait donc aussi de leçon de morale. A une époque où la télévision n’existait pas, cela remplaçait le manège enchanté de “Nicolas et Pimprenelle” des années 60 et encore mieux le “Plus belle la vie” d’aujourd’hui !

  2. Archie dit :

    si vous lisez encore…
    je sens comme une désespérance
    la constatation d’une situation de fait
    la crainte de passer et d’être oublié
    la douleur d’avoir perdu son pouvoir de demeurance
    mais les mots sont toujours là, plus actifs, plus violents
    un simple discours de Kadhafi suffit à mettre en branle la décision d’états du monde entier
    gardons espoir et perdurons dans l’amour de ces mots qui s’enfilent, s’envolent et parfois s’enracinent

  3.