Un homme violent parlait dans « La rouge et la blanche » de mai 2011. Une lectrice, Domi Dupuy, me demande de faire entendre la voix de sa femme violentée.

Je ne m’exprime pas facilement. C’est comme s’il y avait une main sur ma bouche.

Mon père avait quatre fils, et ne savait jamais si je venais entre le second et le troisième, ou entre le troisième et le quatrième. Bref, les filles il n’en avait que faire. Quand toute petite j’essayais de grimper sur ses genoux, il me repoussait : « Seule ma chienne vient sur mes genoux. » Ma mère m’a éloignée en me tirant par l’épaule. Elle avait l’habitude de prolonger les gestes de son mari en les amplifiant.

Ce n’est pas logique, mais à partir de ce jour-là mes frères, même le cadet, m’appelaient « la chienne ».C’est à l’adolescence qu’ils ont compris que je pouvais servir à quelque chose, et ont laissé tomber l’article. « Chienne. » Mon petit frère n’y participait pas, mais regardait goulûment faire les autres, et aidait parfois à me tenir. Ils cachaient la chose à ma mère, mais de toute façon elle aurait préféré ne pas savoir.

Quand je suis partie de la maison, je manquais de confiance en moi. J’avais plutôt peur des hommes, ne voyais aucun bénéfice à les fréquenter. Un homme avec qui je travaillais m’a traitée de « Salope » quand je n’ai pas voulu qu’il me pelote dans l’ascenseur.

Une collègue m’a convaincue de l’accompagner à une soirée. Je n’osais pas parler ni danser, m’occupais de mon verre, mais en regardant les autres du coin de l’œil. J’ai paniqué lorsque mon futur mari s’est approché. Il m’a pris la main, et m’a dit - c’est drôle de penser qu’il me vouvoyait - : « Vous avez décidément l’air de ne pas vous rendre compte que vous êtes très, très belle. » L’ai-je cru ? Au moins, j’ai su qu’il me choisissait.

Il m’a frappée deux ou trois fois avant de m’épouser, mais j’étais rassurée de voir qu’il ne s’entendait pas avec mes frères au mariage. Pourtant, je n’avais rien dit. Chacun d’eux faisait comme si rien ne s’était jamais passé, me regardait même dans les yeux. Ma mère pleurait, lui jouait brièvement le fier père de la mariée, puis s’est mis à boire

Je ne sais pas expliquer que mon mari me bat. Je ne crois pas aux raisons qu’il donne - un repas, la maison, un geste, un mot, un regard. Mais je crois à sa honte, quand il me la dit. Je vois le fond de son désarroi dans les yeux. Je vois aussi que cela le calme, et que nous pouvons alors vivre de grands moments de soulagement.

Un jour dans un train bondé nous n’avons trouvé qu’une place. Il s’est immédiatement assis, et m’a prise sur ses genoux. Il se fichait si d’autres passagers souriaient. Il m’a tenue par la taille. J’étais gênée, fière, et mon bonheur était une chaleur intime. Il ne regarde jamais d’autres femmes. Je lui suffis.

Les services sociaux, les médecins, même la police m’ont questionnée, mais je ne sais pas quoi leur dire. Je ne porte jamais plainte. Je suis enceinte depuis trois mois, mais je ne crois pas que l’enfant naîtra. Il y a deux jours il m’a fait tomber à travers une chaise, et j’ai eu un mal lancinant dans le ventre. Je n’ai pas encore vu le médecin, car il ne croit plus aux chutes par maladresse, et risque d’appeler la police.

Une fois une assistante sociale m’a prise en amitié, venait me voir, et m’encourageait à le quitter. Je n’ai pas répondu, et elle est partie en criant « Tu trahis toutes les femmes ! » Je ne l’ai plus revue.

Comment faire comprendre que tout s’est décidé au premier moment ? Ce n’était probablement pas la première fois qu’il abordait ainsi une femme, mais lui et moi nous nous sommes moins rencontrés que reconnus. Il me choisissait ce jour, comme un chat ou un chien dans un refuge. Je l’ai aimé tout de suite, et cela ne change pas. Personne n’accuse un chien battu de trahir les autres chiens en aimant son maître.

Je ne suis pas une chienne. Mais la colère et la haine, qui me rendraient libre, sont bien plus éloignées que la mort, qui me fait coucou chaque fois que les coups de poing pleuvent.


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3 réponses à “Chienne !”
  1. dupuy domi dit :

    Bravo Denis pour ce deuxième point de vue. Il est convaincant et je pense que, oui, certaines femmes pourraient s’y reconnaître. Il n’y a pas une seule histoire pour toutes ces femmes qui acceptent la violence mais bien bien une histoire singulière pour chacune d’entre elles. C’est ce que l’on ressent ici, de façon nette.
    J’ai apprécié que tu ne fasses pas de celle qui parle une femme larmoyante mais plutôt une femme lucide, je trouve que c’est ce qui donne de la force au texte.
    Domi Dupuy

  2. Denis dit :

    C’était instructif, ce double jeu, merci de m’avoir mis carrément au défi de l’entreprendre.

  3. Archie dit :

    ce texte me conforte dans la décision de ne jamais écrire certaines pensées
    que je peux avoir en regard de certaines situations
    on est si vite présumé coupable… c’est de saison

  4.