brancourtUn de mes plus beaux projets de bricolage, porteur de sens et de sentiments, ne s’est pas réalisé.

Nous avons cru un moment, au carrefour d’Hartennes, que la gendarmerie allait tout faire capoter. Avec un ami, je transportais un cerisier sauvage, enlevé à la cerisaie débordante de son jardin de Violaine (près de Louâtre, pas celui de la vallée de la Crise) pour être planté dans le mien, presque vide, de Villeblain, la Valle Bellando moyenâgeuse, près de Chacrise. L’arbre, déjà démesuré pour une gaule, était surtout trop grand pour être attaché au toit de sa voiture modeste. Les racines nous surveillaient par le pare-brise avant, le feuillage s’étendait derrière, une queue de paon en attente de déploiement.

Trop tard : ils nous avaient repérés. « Contrôle, messieurs. » Un coup d’œil sur les papiers du chauffeur, c’est tout. Ils ne recherchaient pas une voiture avec un arbre, et s’amusaient de l’affabilité exagérée que nous montrions pour faire passer une éventuelle infraction.

Ensemble nous avons fait un grand trou dans le gazon devant la maison. Le jeune arbre s’y dressait comme un arbre adulte.

Le cerisier n’a jamais « profité », comme disait notre vieux voisin venu du Nord. Terrain trop sec, selon les uns. Nous avons percé des trous pour l’inonder d’eau. Trop humide, selon les autres. Nous avons bouché les trous. Un autre voisin est venu couper toutes les branches du milieu, pour l’aérer. Les gelées laissaient rarement se former les cerises lesquelles, quand il en survivait, étaient acides. Le cerisier donnait la seule ombre du jardin pour manger dehors, et de petites bêtes noires s’en détachaient pour saupoudrer nos assiettes comme du poivre. Les feuilles tombaient déjà en été comme des papillons abîmés.

L’abattre, alors ? Pas si simple. C’est qu’il faisait le tiers d’un ensemble qui comptait pour moi. L’arbre planté et la maison en tout début de travaux, j’étais retourné en Inde. Au Népal, une compagne de voyage à qui je racontais la maison et l’arbre m’avait cité un dicton allemand, affreusement réactionnaire, je m’en rends compte aujourd’hui, mais l’Himalaya qui se pressait autour de nous donnait une force de mythe à toute parole : « Pour qu’un homme soit un homme, il faut qu’il bâtisse une maison, plante un arbre et ait un fils. » Or c’était un secret, mais la mère de mon futur enfant l’attendait en Europe.

Dès sa naissance le trio, maison, arbre et fils, était donc sacrément relié, jusqu’à tenir du sacré. Comment défaire un élément du cercle sans risquer de déstabiliser les autres ? Le cerisier était dispensable, mais sa disparition ne mettrait-elle pas en question le foyer et l’enfant ? Nous avons laissé passer les années. La maison s’est équipée et embellie, le garçon a grandi, étudié, voyagé, frôlé la mort. L’arbre peinait.

Qui a eu l’idée lumineuse et libératrice ? Le fils abattrait le cerisier. Il y a grimpé, avec une hache à main et une scie (tronçonneuse ? bah !). Pour lui c’était un travail qu’il savait important ; moi j’étais pénétré par la grave et belle portée de ses gestes. Un tas de branches, branchages, brindilles s’est accumulé, le court tronc principal a été rangé à part. Je crois que nous avons tous aidé pour la souche, sectionnant les racines, faisant craquer nos muscles à pousser et tirer pour la faire céder.

C’était fait, la maison ne s’était pas écroulée, ni le fils. Le cercle, au lieu d’être rompu, était parfait.

Pour prolonger le mythe, je me suis engagé à donner à chaque membre de cet autre cercle, le familial, un objet en bois de merisier. Un petit-neveu a amené le tronc dans sa fourgonnette à Braine, chez un ami ébéniste qui en ferait des planches. Elles sècheraient dans sa cour, puis j’en ferais une boîte et une étagère et un tabouret et une petite table. Le cercle serait plus que parfait.

Mais l’ébéniste est mort trop tôt. Rendant visite à sa veuve, je jetais des regards discrets dans la cour. Le tronc y a traîné un temps puis, alors qu’il n’aurait pas encore été convenable de le récupérer, je ne l’ai plus vu. A-t-il au moins servi à chauffer la grande maison, dans laquelle le vide laissé par le mort faisait galoper les courants d’air ?

 


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Une réponse à “Le cercle plus que parfait”
  1. Archie dit :

    Suggestion à l’auteur : rassembler tous ses écrits personnels dans un recueil
    qui n’a pas l’air d’un cercueil,

    une leçon de vie pour tous les lecteurs

  2.