vergnol-9dc1Le studio Vergnol était une fabrique de souvenirs. Les gens y venaient, bien mis, le visage porteur d’une sévérité qui convenait à leur intention de se faire inscrire dans l’iconographie familiale.

J’ai sorti mes vieux calepins, j’ai retrouvé les notes auxquelles m’avait fait penser la façade de la rue du Collège, devenue celle d’un magasin de ce que leur style fugitif me ferait appeler « fringues ». Les notes ramènent avec elles une plage bretonne, toujours la même, où ma fille m’aidait à creuser le sens des mots, comme je l’avais aidée, quelques étés avant, à creuser des trous dans le sable.

1. L’album

“Mes souvenirs font un album de photos, dont certaines sont nettes, d’autres floues. Il y en a qui sont retouchées journellement, au point de ressembler fort peu à l’original, alors que d’autres images sont adoucies par le temps presque jusqu’à la disparition. Tout un paquet est logé en vrac entre la dernière page et la couverture, en attente d’être retrouvé, ou pour ne pas être revu.”

2. La maison

“Mes souvenirs sont des photos qui remplissent une maison. Encadrées d’argent sur le piano du grand salon et formelles sur les murs de l’entrée ; empilées sur des chaises ou par terre, ou sur des étagères branlantes ; autour de la glace de la coiffeuse, à fixer quand je me regarde de près. Les plus précieuses au chevet du lit ; d’autres couvertes de poussière et fragilisées par la chaleur sous le toit du grenier ; dans la cave, leurs coins sont mangés par des moisissures, les visages troués.

Par une après-midi de pluie, je passe des heures à les feuilleter. Cela m’arrive d’en chercher une, avec une irritation grandissante à ne pas la trouver. Distrait, j’en découpe et recolle, la tête de l’une sur les épaules d’une autre, cette maison contre ce paysage qui ne l’a jamais entourée. Je peux passer à côté des plus en évidence sans les voir. Devant les plus infernales, la répugnance ou la honte me font détourner la tête.”

3. La salle de bains

Ces jours-ci je chamboule notre exigu WC/salle de bains mansardé pour en faire des toilettes séparées et une salle de douche encore plus réduite. Après nous être agenouillés dans la baignoire pendant des décennies, comme pour une prière matinale qui laverait l’esprit alors que l’eau faisait partir les poussières de la nuit, nous allons nous dresser. Nous aurons la seule douche de la commune avec un plafond pentu, mais un message Internet aux enfants peut déjà se titrer « Debout les douchés de la Terre ! ».

Le démontage développe, comme dans un bain révélateur, la mémoire de ce premier aménagement. L’image est faite, non pas d’événements ni de personnes, mais des matériaux et des gestes faits pour les placer. Les bords des lés de laine de verre qui piquait les mains et la gorge sont recouverts d’une bande adhésive collée avec le soin exagéré d’un débutant. Les têtes à fente des vis ont été serrées rageusement avec un tournevis à main, l’outillage électrique se limitant alors à la perceuse munie, détail malcommode, d’un câble et d’une prise. Un méplat suit centimètre par centimètre le pourtour du placard qui prolonge la baignoire, preuve que le temps n’était pas compté. Le bois du grand porte-serviette a servi aussi à faire le dérouleur de papier hygiénique. L’embrasure d’une fenêtre de toit, ajoutée plus tard au-dessus de la cuvette, évitait enfin à l’homme debout de se cogner la tête.

A la différence des souvenirs visuels et affectifs des gens et des endroits, ce petit chantier de rénovation fait revenir le passé des doigts, des bras. Les astuces, les vices cachés (quoique flagrants à mes yeux), les solutions bâclées ou ingénieuses : j’en porte la mémoire, non pas entre, mais dans mes mains.


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Une réponse à “L’album, la maison, la salle de bains”
  1. Archie dit :

    Bravo petit bricoleur !
    ça m’en bouche un fameux coin

  2.