Archives pour avril, 2011

lieval-re2Le dernier jour du mois. Depuis plus de trois ans, je termine alors un écrit pour Marque-pages Soissons, inspiré (sans nécessairement être « inspiré ») par l’image mensuelle. Pamphlet, conte, réminiscence, essai, le plus court possible. Je commence parfois par me poser la question « Mais que diable pondre sur une telle photo ? », puis découvre à chaque fois la surprise délicieuse et troublante de voir émerger quelque chose, presque toujours loin de mes préoccupations quotidiennes, ou alors proche, mais sous une lumière inédite.

Cette fois, j’ai envisagé une sorte de duo entre un geste primitif, fondamental, et des illustrations presque miniatures du comportement humain de notre ère. Seulement, cette fois il prend des dimensions qui exigeront, soit de l’abréger férocement, soit d’en faire autre chose, ailleurs. Par fidélité à mon engagement (sans mérite, car c’est moi qui m’enrichis en le respectant), je mets quelques fragments en ligne. Allez minuit, retiens-toi le temps que je le mette !

Des pierres et des hommes

La première pierre est enchâssée dans la terre, émergeant à peine. Je l’en détache, mes doigts servant de levier. Sa forme reste derrière elle comme un demi-œuf en creux. Je la soulève à deux mains.

Eglise St Jean-Baptiste de la Salle, Paris. Dans le groupe d’endeuillés devant la double courbe des marches qui montent à l’église, Philippe l’aperçoit mais hésite. Est-ce Adrienne ? Ayant été jeunes collaborateurs sur un livre, ils ne s’étaient retrouvés que des décennies plus tard. Il était sûr qu’elle avait alors dû, comme lui, chercher le visage familier sous la charge des années. Mais allez, c’était fait. Le vieillissement qui déguise et déroute était reconnu une fois pour toutes.

Pourtant, ces quelques années plus tard, le doute est revenu. Il faut à nouveau examiner de loin ces traits, les aligner avec ceux de la jeune puis la moins jeune femme. Plus ou moins décidé, il avance vers elle. Entre les deux personnes avec lesquelles elle discute, Adrienne le voit. Une fraction de seconde elle laisse repartir son regard, puis il revient sur lui. Elle dit « Tiens ! ». Autant qu’un signe de reconnaissance, Philippe y voit l’intention de gagner encore une fraction d’instant. Ils viennent l’un à l’autre, se penchent, s’embrassent, avec le sérieux qu’exigeait la situation, mais dans un soulagement presque rieur. Philippe et Adrienne se reconnaissent, au moins cette fois-ci.

Nous prenons une pierre dite « à deux hommes », car il faut être deux pour la manier. Nous la plaçons.

La Civette, Soissons. Le gamin me regarde, moi Dylan, à la sortie du tabac. Je porte mon pantalon large à treillis, mon débardeur noir avec un aigle et plein de mots en anglais en courbe au-dessus de sa tête, mes chaussures conséquentes, peut-on dire. Je tire sur ma cigarette, la tenant entre le pouce et trois doigts, comme un pied de verre à vin. Je tire comme si mes poumons ne pouvaient respirer que cette fumée. Le gamin m’a attendu dehors. Il me regarde, dans ses yeux une affamante aspiration à faire comme moi, à avoir mon air, à m’être. Je tire sur son regard comme sur ma cigarette, mais ne le retourne pas. Allez, petit con, on y va ?

La deuxième rangée se pose, épousant la première. Elle suffit pour identifier ce que nous ne savons pas encore appeler un mur.

Clos du Phénix. Je tire l’ongle de mon pouce à travers mes lèvres. Dans ce visage bouffi par la mousse à raser, elles en sont dégagées. C’est le même geste que je voyais faire mon père lorsque toute la famille partageait une chambre pendant les vacances de bord de mer. La sensation est trouble. Malgré nos différences et différends, nos distances et incompréhensions durables, tous mes efforts pour m’en séparer et distinguer, pour être un autre homme, me voici lié à lui par ce geste. Il est banal mais, en le reconnaissant comme le sien, j’en fais une partie de mon héritage paternel, mon patrimoine.


Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments Pas de commentaire »

violences-m-p-re

Par un effet de papier plié, ou collage, ou peut-être l’utilisation d’un logiciel, ce visage de femme est présenté « autrement ». L’image est artistique, c’est-à-dire qu’elle traduit une vision d’artiste, et change le regard de celui qui la voit, pose la question de savoir de quoi est fait un visage, comment il est composé. Regardons-le.

Ce qui ne se voit pas est la légende qui l’accompagne sur une affiche dans l’exposition actuelle à la Bibliothèque, et qui la rend choquante. Nous sommes loin de l’art pour l’art. Au dessus de cette tête, on peut lire « Tout commence par des cris, et ne doit jamais finir dans un grand silence. » L’exposition s’appelle « Violences conjugales » et retrace les différentes campagnes de prévention depuis 1989.

Les images mensuelles de Marque-pages Soissons font souvent appel à la beauté, la nostalgie, l’apaisement. Que faire de celle-ci, qui éveille d’autres émotions ? Se révolter, avoir peur, ou s’y reconnaître ? Attendons les réactions.

L’exposition « Violences conjugales » se poursuit jusqu’au 3 mai.

Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments Pas de commentaire »

amour

Amour hasard
amour regard
amour je pars
et tu m’habites

Amour j’y pense
amour dérange
amour absence
et je t’invite

Amour patauge
amour eau d’rose
amour s’arrose
ça va si vite

Amour ivresse
amour tendresse
amour vitesse
et tu me quittes

Amour balade
amour salade
amour chamade
et tu m’évites

Amour tu passes
amour menace
amour qui glace
et tu m’assistes

Amour détresse
amour tristesse
amour vieillesse
et je te gîte

Au fond de moi
comme un tourment
comme un printemps
qui tous les ans

refleurira

Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments 2 commentaires »

brocanteLa reine Beatrix des Pays Bas est née un 31 janvier. La nation fête pourtant son anniversaire le 30 avril, « Koninginnedag », la journée de la Reine. De tels écarts entre les faits et les gestes marquent une monarchie. Rois et reines, princes et princesses, des personnes comme tout le monde, en deviennent des personnages de conte de fées.

« Conte de fées » : l’expression sert dans la presse de papotages pour décrire n’importe quel événement dans le beau monde de la noblesse et la royauté, même chez les souverains longtemps déchus et les nobliaux employés dans les assurances.

Le propre d’un « vrai » conte de fées, pourtant, loin des mondanités à titres ou à particules, est de fasciner les enfants qui l’écoutent, jusqu’à susciter « la suspension volontaire de l’incrédulité » selon le terme du critique anglais Ruskin.

Les sujets de Sa Majesté néerlandaise rentrent dans ce jeu, attribuent quelque chose de magique à sa famille, acceptent d’y voir, non pas des individus, mais des porte-valeurs. La Reine distille l’essence de la nation, au point que, non seulement son anniversaire devient la Fête Nationale, mais n’a même pas besoin de correspondre à la réalité de l’état civil. Les républicains y verront une confiscation mystifiante et déresponsabilisante de la « res publica », la chose publique, qui appartient au peuple au-delà des régimes et gouvernements.

Les contes de fée transmettent des vérités sur les périls et aventures de la vie, à des enfants trop jeunes pour la pensée abstraite et intellectuelle. Pour les monarchistes, la royauté, de la même façon, porte une vérité si profonde sur le contrat national qu’il vaut mieux la faire passer par un mythe. Dans cette perspective, la reine Beatrix donne un sens au fait d’être néerlandais.

Venons-en à la brocante. Les Néerlandais ne tiennent que modérément aux cérémonies grandioses : certes le 30 avril sera marqué par des visites royales et des discours, et les sujets s’adonneront à une débauche d’orange, la couleur dynastique, sous forme de guirlandes et banderoles, ballons, tee-shirts, même perruques. Mais la journée est avant tout l’occasion de la traditionnelle brocante sur tout le territoire. De la mer du Nord aux frontières allemandes et belges, tout le monde peut étaler sa camelote sur les trottoirs. Il y a de ces affaires ! Deux bougeoirs en laiton, une clochette cachée dans la base pour appeler notre nombreuse domesticité, en sont la preuve chez moi. A cinquante centimes la paire, qui dit mieux !

Il reste que Jan, Ineke, Geertje et Jeroen, en se débarrassant de leurs vieilleries dans un élan national, et pour des sous, jouent autant un rôle dans un conte que Cendrillon, le Petit Poucet, Barbe-bleue ou la Belle au bois dormant.

 

Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments Pas de commentaire »

p1030997_red

…C’est l’époque des brocantes

Vous trouvez pas?…

Ca sent le vieux, le sec, l’huile et le parfum bon marché. Ca sent la frite, la merguez, la saucisse, la menthe et la transpiration. Mélangés, alignés, vaisselles et fringues usagés, le santon de Provence, le soliflore en pâte de verre, l’horloge sans aiguille, le cendrier breton, la poupée plastique, la capsule de champagne, la faux en vrai bois d’origine… Etalés pèle-mêle sur le sol, ou sur une couverture, sur la table de cuisine, la remorque, des tréteaux, de très tôt le matin à pas très tard le soir, les chineurs cherchent, découvrent, quêtent, s’enquêtent, s’enivrent de possibles découvertes.

“T’as pas vu les enfants?… Y zétaient là. C’est pas vrai! Y zont dû retourner avec leur mère”. Des senteurs d’hommes humectent l’air, sous le soleil exactement…

“Non madame, vous n’en trouverez pas ailleurs. Ce miroir est unique. Bizoté, vieilli. Je dis pas ça pour faire l’article”…

“Non, Raymond n’a pas pu venir, il est resté avec la gamine, tu sais, ça va pas mieux…”.

“Eh l’artiste, t’as vidé ton grenier?… Et ta femme, tu la vends aussi?”…

“5 Francs. Je vous le fais 5 francs. Y en avait deux, mais je ne trouve plus l’autre. J’ai dû le vendre… Je faisais 20 Francs les deux. Voyez, vous faites une affaire…”. C’est dur de sonder la poche, les pièces ne viennent pas comme ça. La ceinture est serrée, le ventre gonflé, le visage rougit, et les yeux satisfaits: “je le mettrai à côté des autres. Sur la cheminée”.

 

Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments Pas de commentaire »

 

p1030960_red

Comme toujours, on a oublié les confitures et les meringues, et puis l’écharpe et le pull bleu, les au-revoirs et l’écris moi, Mado n’a pas suivi sur le quai gris. Elle nous a laissé devant la locomotive fumante de ses pistons, comme impatiente d’en glisser avec le rail. Plus la peine de courir, on peut reprendre son souffle, les gros wagons verts bombés, bondés, vitrés attendent, même s’ils ont légèrement haussé la marche pour que l’on y grimpe en peinant. Les petits d’abord, les valises ensuite, les grands enfin.

Dans le couloir des secondes, l’ambiance est d’un coup feutrée. Plus de résonnances de quai, plus de sifflets, de clochettes, de klaxons, ni cris ni chuchotements. D’un peu plus loin, on entend distinctement l’enfant pleurer et la mère demander, presque susurrer: « donne lui à boire, tu vois bien qu’il a faim ». On sait presque la nature du papier qui entoure le biberon.

« Pardon, pardon… ». Le passage en couloir se ponctue d’excuses d’être, les dérangés les laissent en suspens, tout occupés à s’ôter le passé pour se disposer au futur.

Les sons semblent étouffés, rythmés par le glissement des portes fermant chaque petite maison compartiment. Un « clac » amorti, sec léger, définitif. Les fenêtres s’ouvrent sur le quai: « oui, oui, j’y penserai », ou « demande à ta mère si elle peut te ramener », et: « donne de tes nouvelles, ne fais pas comme  la dernière fois »… Des bribes de phrases, des parcelles d’existences, des femmes, des enfants qui vivent aussi, juste à côté.

Assis en face de mon numéro 12, il y a le numéro 13. Pour l’instant, c’est un sac-à-dos rouge, brillant, avec des lanières épaisses jaunes. Entre lui et la banquette, un livre repose, une collection d’enfants. Sur le plastique transparent, apparent, devant, il y a une étiquette et un prénom souligné, écrit comme on tire la langue. Marion a dû s’appliquer.

Sans crier gare, la rame se met en mouvement. Brusquement d’abord, puis doucement, progressivement, sous la puissance contenue de ses chevaux vapeurs. Les premiers « talac-talac-talac » des cassures de rails, ne couvrent pas encore les conversations. Dans le couloir, le va et vient persiste, s’amplifie, les portes claquent,  on s’interpelle, on s’appelle, on se hèle. Sur la banquette, droite et rigide, on glisse à chaque aiguillage, le train tarde à quitter ses voies de garage.

Les cabanes en bois, les poireaux alignés, les voitures désossées, les chiens attachés, remplacent progressivement les murs gris, les tuyaux d’usine, les câbles électriques. On flotte en banlieue. Le wagon hésite encore à se fixer sur une voie, mais chacun prend sa place. Sauf Marion.

« Zip-clac ». A l’atmosphère surchauffée du compartiment, je préfère le courant d’air du couloir. A la proximité d’étrangers, je préfère l’éloignement des jours passés. L’accoudoir qui coupe la vitre est juste à la hauteur de mes yeux. Il faut se hisser ou se courber pour voir le paysage. Je pose le front sur la barre métallique, les mains de chaque côté de la tête, les yeux au loin,  le vague à l’âme.  Un rideau dense d’arbres, du vert des champs, du gris des routes, des éclats de lumières, des autos au loin, des pavillons, des pavillons, des pavillons, la sirène du train, un tunnel, une fraction de sombre, un souffle, un fracas, puis la libération du jour et le mur d’arbres, encore. Talac-talac-talac…

Pendant ces attraits de dehors, une chevelure blonde est apparue juste à côté, sur la même fenêtre. Je ne vois pas son visage, mais ses mains sont à la hauteur de mes mains. Elle a posé sa tête sur la barre, son regard est dehors, loin. Ses mèches et sa jupe s’agitent en harmonie de train, suivant les vagues de ses errances. Nos visages se rapprochent et s’éloignent de la vitre. Quelques nuages de buées marquent l’endroit. Quand le spectacle est dégagé, l’œil se porte au loin, sur le concret ou sur le rêve. Quand le convoi frôle les arbres, la vue est limitée… à la glace et son reflet. A l’intérieur. Dans ces retours, c’est les cheveux de ma voisine que je surprends. Et pour la première fois je vois son visage en face. Un petit nez fin, un menton volontaire, des yeux tristes. Elle n’a pas modifié la portée de son regard, comme si la forêt n’allait pas durer. M’a-t-elle vu? Le train a sauté le mur d’arbres. Nous sommes revenus à l’anonymat. Pour une pose.  Le renvoi du tunnel est plus sombre, plus net aussi. Nos regards finissent par se remarquer, se croiser, s’étonner pour se quitter à nouveau. Bien vite, ils se retrouvent, s’habituent, s’attendent et se cherchent à l’envie.

Au début, les yeux ne tiennent pas le regard de l’autre. Les cils vacillent, les mains se crispent, la gorge sèche. Je jette un œil à droite, elle lance un œil à gauche. C’est bien nous! Le train sort du tunnel, on sort de nos rêves, on entre dans la lumière du présent, on entre dans l’intensité. Si la position du corps ne change pas, l’intérieur se volcanise, le cœur se donne des airs de tambours, en phase avec les interruptions de rails: « talac-talac »… La cloche d’un passage à niveau,  aigüe, grave, puis aigüe, elle est absente de nous, elle revaque à ses ailleurs. L’œil insiste, et finit par retrouver son fil, son équilibre, sa raison de déraisonner. Un pont est lancé entre nos vies,  une autre vie naît, si loin du tumulte, gorgé du bonheur de la découverte. Talac-talac…

Plus besoin des murs d’arbres pour s’inviter au partage. Les regards se devinent sous une pâture, au fond des bâtiments de ferme, le long d’une clôture. Fugaces en leurs débuts, ils s’attardent un peu, s’estiment, restent, espèrent. Le train s’est soudain vidé de tous ses bruits, pour laisser toute la place à un autre tumulte. Sur la barre, les mains se rapprochent, se guettent, s’éloignent. La main quitte la barre, touche la main de l’autre, une vie qui s’invite. Les regards ont quitté la vitre, s’apprécient désormais en face à face. C’est le bras, des fois, qui sert de paravent à l’émotion. Mais la main tient toujours.

Le train ralentit dans un crissement étourdissant de ferraille.  Quelques secondes encore et nos mains se séparent, elle entre en compartiment. Zip-clac, le sac à dos, les lanières jaunes, le livre d’enfant. Vite, vite… Elle s’accroche, elle retient son bras accroché. A la poignée un bracelet d’argent, gravé, le petit nom de rêve: Marion.


Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments Pas de commentaire »

 

soleil-royal1Pour accompagner l’exposition d’une maquette du “Soleil royal” de René Bizet à la Bibliothèque.

Je suis né sur une île qu’une autre, plus grande, tenait à l’écart de la terre ferme continentale. Ferme ? Oui ; les îles, si solidement ancrées qu’elles soient au sol, gardent quelque chose du flottant. Comme un navire, elles sont encerclées par la mer, qui les câline ou se jette rageusement sur elles. Comme sur un navire, le nécessaire est à bord, fait sur place ou apporté d’ailleurs. Comme pour un navire, tout commence et s’arrête dans leur périmètre : qu’un fleuve comme le Rhin naisse dans un pays, traverse un autre, puis termine son cours dans un troisième reste difficile à imaginer.

Les îliens, comme l’équipage d’un navire, se regardent, chaque jour de leur long vivre-ensemble forcé. Cela intensifie les rapports, générant de féroces loyautés et de furieuses inimitiés. Les relations se tissent partout, car tout le monde est à portée ; les conflits sont atroces, car personne ne peut se sauver.

Comme les marins sur un navire resté au large, ils ne le quittent qu’en empruntant un bateau de servitude. J’en sais quelque chose : en partant vers l’île voisine, puis le continent, d’abord pour les explorer et ensuite pour y vivre, je me suis engagé dans un entrelacement de traversées sur toutes les routes possibles entre l’Irlande, l’Angleterre, l’Ecosse, le Pays de Galles, la France, la Belgique, les Pays Bas.

Les voyages entre les îles étaient souvent de nuit, comme si on économisait la lumière de jour en faisant passer les bateaux dans l’obscurité. Entre l’Angleterre et la France les traversées, plus courtes, avaient lieu de jour : on aurait dit que chaque pays craignait un mauvais coup de l’autre.

Entre Liverpool ou Heysham et Belfast, comme entre Holyhead au nord du Pays de Galles et Dun Laoghaire près de Dublin, ou entre Fishguard au sud du Pays de Galles et Rosslare au sud-est de l’Irlande, ou entre Swansea sur la côte sud du Pays de Galles et Cork sur celle de l’Irlande, les traversées tenaient de l’apocalyptique. Le ferry étant bondé, des familles s’installaient pour la nuit jusque dans les escaliers, les mères veillant sur les petits, alors que les hommes erraient bruyamment, se saoulant à la bière brune. Ici et là ils glissaient sur les flaques de vomi laissées par ceux qui n’étaient pas montés assez vite sur le pont. Là-haut c’était réservé aux gaillards avec le pied marin, aux amoureux, et à ceux, dont je faisais parfois partie, penchés sur les bastingages et regardant le contenu de leur estomac s’éparpiller vers la houle noire. Le matin nous descendions tremblants sur le quai.

Entre Douvres ou Folkestone et Calais, Boulogne ou Ostende, l’ambiance était plutôt vacancière, les uns s’aventurant vers la langue des autres. Dès que l’horizon cachait les falaises blanches douvraises ou la plate côte calaisienne, une préoccupation était d’acheter des produits détaxés. Hors saison nous étions peu nombreux sur les ponts vides et parmi les rangées de fauteuils inoccupés des salons.

Ma route préférée allait de Dieppe à Whitehaven, plus longue mais qui nous faisait partir le long des cafés français du port, et nous déposait au bord de la campagne anglaise.

Avec les années, les paquebots bruts constellés de boulons à la peinture épaisse se transformaient. Le formica cachait le maritime. Le coin des détaxés devenait une supérette. Le navire s’ouvrait à l’avant ou l’arrière comme la bouche d’un poisson pris au filet, pour laisser entrer et sortir les voitures. Nous ne montions plus la passerelle, nous conduisions. Seule la mer n’a pas été modernisée.

Chaque voyage a laissé ses traces. La fièvre du voyage faisait souvent bondir mon esprit, mais la mémoire retient les embûches. J’embarquais avec un fils encore en poussette, sous des regards admiratifs (un père seul avec un bébé, vous vous rendez compte), lorsqu’au premier balancement il a eu un haut-le cœur volumineux sur sa salopette. Comme ce même tressaillement me titillait l’estomac et faisait déjà transpirer mon front, nous avons fait le voyage dans une cabine offerte par une bonne âme parmi le personnel de bord.

Le plus cuisant souvenir vient d’une traversée de jour de Larne au nord de Belfast à Stranraer en Ecosse où, jeune adolescent, je rejoignais une cousine pour des vacances. A mi-trajet, je ne trouve plus mon billet. La panique me prend dans ses griffes. M’adresser au commissaire de bord ? N’y pensez-pas ! J’annone le Notre père pendant le reste du voyage. A l’entrée du port je me souviens que les billets avaient été pris au départ. Y a-t-il un Dieu pour les îliens, qui aurait revu les formalités rétroactivement pour me secourir ?

Après cette multiplicité de traversées de la mer, un jour j’ai pris l’avion. De voyageur je suis devenu passager. L’air vide a remplacé la mer mouvante.

Je resterai îlien, parfois soudain conscient d’un bras de mer à traverser pour retrouver l’autre. Sur une île, les espoirs et les désespoirs tournent et se retournent, s’aigrissent ou s’alanguissent. Une île est un bateau mais, comme le vaisseau fantôme du Hollandais damné, elle ne peut jamais faire escale dans un port voisin.



Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments 2 commentaires »

lieval-re1En contrebas d’Ambrief, village aux allures médiévales au dessus de la vallée de la Crise, l’histoire humaine a été interrompue. Le hameau de Liéval, construit près du cours d’eau qui justifiait son existence, a été anéanti par ce qui en Picardie reste « la Grande Guerre », celle de 14-18. La Reconstruction (mot qui prend une majuscule en Soissonnais) l’a contourné, et aucun habitant n’y est rentré de la guerre. Une entrée de cave par ici, un pan de mur de champ par là sont seuls témoins de ce passé.

Poser une pierre sur une autre, geste fondateur des établissements humains, mais que l’histoire peut balayer : un thème, ou déclencheur, pour des écrits de ce mois.


Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Comments 2 commentaires »