lieval-re2Le dernier jour du mois. Depuis plus de trois ans, je termine alors un écrit pour Marque-pages Soissons, inspiré (sans nécessairement être « inspiré ») par l’image mensuelle. Pamphlet, conte, réminiscence, essai, le plus court possible. Je commence parfois par me poser la question « Mais que diable pondre sur une telle photo ? », puis découvre à chaque fois la surprise délicieuse et troublante de voir émerger quelque chose, presque toujours loin de mes préoccupations quotidiennes, ou alors proche, mais sous une lumière inédite.

Cette fois, j’ai envisagé une sorte de duo entre un geste primitif, fondamental, et des illustrations presque miniatures du comportement humain de notre ère. Seulement, cette fois il prend des dimensions qui exigeront, soit de l’abréger férocement, soit d’en faire autre chose, ailleurs. Par fidélité à mon engagement (sans mérite, car c’est moi qui m’enrichis en le respectant), je mets quelques fragments en ligne. Allez minuit, retiens-toi le temps que je le mette !

Des pierres et des hommes

La première pierre est enchâssée dans la terre, émergeant à peine. Je l’en détache, mes doigts servant de levier. Sa forme reste derrière elle comme un demi-œuf en creux. Je la soulève à deux mains.

Eglise St Jean-Baptiste de la Salle, Paris. Dans le groupe d’endeuillés devant la double courbe des marches qui montent à l’église, Philippe l’aperçoit mais hésite. Est-ce Adrienne ? Ayant été jeunes collaborateurs sur un livre, ils ne s’étaient retrouvés que des décennies plus tard. Il était sûr qu’elle avait alors dû, comme lui, chercher le visage familier sous la charge des années. Mais allez, c’était fait. Le vieillissement qui déguise et déroute était reconnu une fois pour toutes.

Pourtant, ces quelques années plus tard, le doute est revenu. Il faut à nouveau examiner de loin ces traits, les aligner avec ceux de la jeune puis la moins jeune femme. Plus ou moins décidé, il avance vers elle. Entre les deux personnes avec lesquelles elle discute, Adrienne le voit. Une fraction de seconde elle laisse repartir son regard, puis il revient sur lui. Elle dit « Tiens ! ». Autant qu’un signe de reconnaissance, Philippe y voit l’intention de gagner encore une fraction d’instant. Ils viennent l’un à l’autre, se penchent, s’embrassent, avec le sérieux qu’exigeait la situation, mais dans un soulagement presque rieur. Philippe et Adrienne se reconnaissent, au moins cette fois-ci.

Nous prenons une pierre dite « à deux hommes », car il faut être deux pour la manier. Nous la plaçons.

La Civette, Soissons. Le gamin me regarde, moi Dylan, à la sortie du tabac. Je porte mon pantalon large à treillis, mon débardeur noir avec un aigle et plein de mots en anglais en courbe au-dessus de sa tête, mes chaussures conséquentes, peut-on dire. Je tire sur ma cigarette, la tenant entre le pouce et trois doigts, comme un pied de verre à vin. Je tire comme si mes poumons ne pouvaient respirer que cette fumée. Le gamin m’a attendu dehors. Il me regarde, dans ses yeux une affamante aspiration à faire comme moi, à avoir mon air, à m’être. Je tire sur son regard comme sur ma cigarette, mais ne le retourne pas. Allez, petit con, on y va ?

La deuxième rangée se pose, épousant la première. Elle suffit pour identifier ce que nous ne savons pas encore appeler un mur.

Clos du Phénix. Je tire l’ongle de mon pouce à travers mes lèvres. Dans ce visage bouffi par la mousse à raser, elles en sont dégagées. C’est le même geste que je voyais faire mon père lorsque toute la famille partageait une chambre pendant les vacances de bord de mer. La sensation est trouble. Malgré nos différences et différends, nos distances et incompréhensions durables, tous mes efforts pour m’en séparer et distinguer, pour être un autre homme, me voici lié à lui par ce geste. Il est banal mais, en le reconnaissant comme le sien, j’en fais une partie de mon héritage paternel, mon patrimoine.


Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Les commentaires sont désactivés.