Les clichés pris sans artifice ni préoccupation esthétique, seulement pour enregistrer un lieu, peuvent s’ouvrir à la pure imagination. Le familier, ainsi encadré et distancié, devient étrange, le pays connu devient l’étranger. 

Ces voitures par exemple, en réalité rangées le long du trottoir, paraissent abandonnées dans la panique d’une invasion, d’un cataclysme nucléaire ou climatique. De l’autre côté de la rivière un drapeau français à l’arrière du yacht flotte comme un défi. L’eau prend la texture d’un tweed, le silo obstrue tout ce qui se trouve à gauche.

 Surtout, ce paysage attend. Quelque chose va se passer, et ce ne sera pas le quotidien. C’est comme dans un rêve, où les bâtiments s’évanouissent ou se déplacent, où la personne à côté du rêveur change d’identité – le garagiste devient sa soeur – avec autant de facilité que si elle rangeait un mouchoir blanc dans sa poche et en sortait un rouge. La traversée de la voie d’eau se fera en sautant, le pied rebondissant sur sa surface au milieu. Ou à la nage, l’eau s’enroulant autour des jambes comme des bras, le tirant vers le fond. 

Ce rappel du langage des rêves fait revivre le souvenir de la peur qui m’habitait les nuits de mon enfance. En me couchant, je marmonnais vite fait le « Notre père » et un appel à la bénédiction d’une longue liste de parents, en commençant par mon père, ma mère et mon frère, en incluant deux grandes Tante Lizzie déjà mortes, un oncle pour qui je continuais à ajouter « Protège-le », alors qu’il était depuis longtemps revenu de la guerre, et en terminant par moi-même, avec la demande  de faire de moi « un bon garçon », le tout au nom du Christ. Puis je passais au travail de fond, la répétition d’innombrables fois de la phrase « Ne me laisse pas faire de mauvais rêves. » Mon vœu n’était pas souvent exaucé. Le bon Dieu, que je voyais clairement comme une sorte de tente canadienne, plantée sur un nuage et surmontée d’une tête, devait espérer faire de moi un homme en me laissant subir la nuit toutes les terreurs, toutes les confrontations, que je m’ingéniais à éviter le jour. C’était un mauvais calcul de Sa part : l’épouvante nocturne m’affaiblissait encore davantage le lendemain. Un jour, pour cette raison comme pour d’autres, j’ai décidé de punir le Seigneur en Lui retirant son existence.

L’âge adulte n’avait pas arrangé les choses, développant seulement les formes d’horreur. Une constante : je rencontrais des gens, je les entendais, ou je les voyais de loin. Comme l’homme sur la photo, le dos tourné, ils avaient l’air banal. Puis un détail, un rire un peu acéré, un œil qui fixait, la démarche, me révélait la vérité rêvée : ce n’étaient pas des hommes, mais des monstres, qui me dévoreraient en s’esclaffant. La trahison était accomplie.
 
Enfin, pendant un séjour aux Indes, je suis passé par une expérience cauchemardesque, mais consentie, choisie même. Le fait de ne plus fuir mais de confronter en plein jour la peur qui profitait du noir pour m’intimider a été décisif. Je ne m’éveillerais plus en sursaut aux aubes d’une journée déjà abîmée, écaillée, moisie. L’homme au bord de l’Aisne sur l’image pourrait encore se retourner, laisser éclater son inhumanité. Mais maintenant, en m’éveillant apeuré, je le vouerais allègrement aux gémonies, là où appartiennent les monstres rêvés.
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