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Comme toujours, on a oublié les confitures et les meringues, et puis l’écharpe et le pull bleu, les au-revoirs et l’écris moi, Mado n’a pas suivi sur le quai gris. Elle nous a laissé devant la locomotive fumante de ses pistons, comme impatiente d’en glisser avec le rail. Plus la peine de courir, on peut reprendre son souffle, les gros wagons verts bombés, bondés, vitrés attendent, même s’ils ont légèrement haussé la marche pour que l’on y grimpe en peinant. Les petits d’abord, les valises ensuite, les grands enfin.

Dans le couloir des secondes, l’ambiance est d’un coup feutrée. Plus de résonnances de quai, plus de sifflets, de clochettes, de klaxons, ni cris ni chuchotements. D’un peu plus loin, on entend distinctement l’enfant pleurer et la mère demander, presque susurrer: « donne lui à boire, tu vois bien qu’il a faim ». On sait presque la nature du papier qui entoure le biberon.

« Pardon, pardon… ». Le passage en couloir se ponctue d’excuses d’être, les dérangés les laissent en suspens, tout occupés à s’ôter le passé pour se disposer au futur.

Les sons semblent étouffés, rythmés par le glissement des portes fermant chaque petite maison compartiment. Un « clac » amorti, sec léger, définitif. Les fenêtres s’ouvrent sur le quai: « oui, oui, j’y penserai », ou « demande à ta mère si elle peut te ramener », et: « donne de tes nouvelles, ne fais pas comme  la dernière fois »… Des bribes de phrases, des parcelles d’existences, des femmes, des enfants qui vivent aussi, juste à côté.

Assis en face de mon numéro 12, il y a le numéro 13. Pour l’instant, c’est un sac-à-dos rouge, brillant, avec des lanières épaisses jaunes. Entre lui et la banquette, un livre repose, une collection d’enfants. Sur le plastique transparent, apparent, devant, il y a une étiquette et un prénom souligné, écrit comme on tire la langue. Marion a dû s’appliquer.

Sans crier gare, la rame se met en mouvement. Brusquement d’abord, puis doucement, progressivement, sous la puissance contenue de ses chevaux vapeurs. Les premiers « talac-talac-talac » des cassures de rails, ne couvrent pas encore les conversations. Dans le couloir, le va et vient persiste, s’amplifie, les portes claquent,  on s’interpelle, on s’appelle, on se hèle. Sur la banquette, droite et rigide, on glisse à chaque aiguillage, le train tarde à quitter ses voies de garage.

Les cabanes en bois, les poireaux alignés, les voitures désossées, les chiens attachés, remplacent progressivement les murs gris, les tuyaux d’usine, les câbles électriques. On flotte en banlieue. Le wagon hésite encore à se fixer sur une voie, mais chacun prend sa place. Sauf Marion.

« Zip-clac ». A l’atmosphère surchauffée du compartiment, je préfère le courant d’air du couloir. A la proximité d’étrangers, je préfère l’éloignement des jours passés. L’accoudoir qui coupe la vitre est juste à la hauteur de mes yeux. Il faut se hisser ou se courber pour voir le paysage. Je pose le front sur la barre métallique, les mains de chaque côté de la tête, les yeux au loin,  le vague à l’âme.  Un rideau dense d’arbres, du vert des champs, du gris des routes, des éclats de lumières, des autos au loin, des pavillons, des pavillons, des pavillons, la sirène du train, un tunnel, une fraction de sombre, un souffle, un fracas, puis la libération du jour et le mur d’arbres, encore. Talac-talac-talac…

Pendant ces attraits de dehors, une chevelure blonde est apparue juste à côté, sur la même fenêtre. Je ne vois pas son visage, mais ses mains sont à la hauteur de mes mains. Elle a posé sa tête sur la barre, son regard est dehors, loin. Ses mèches et sa jupe s’agitent en harmonie de train, suivant les vagues de ses errances. Nos visages se rapprochent et s’éloignent de la vitre. Quelques nuages de buées marquent l’endroit. Quand le spectacle est dégagé, l’œil se porte au loin, sur le concret ou sur le rêve. Quand le convoi frôle les arbres, la vue est limitée… à la glace et son reflet. A l’intérieur. Dans ces retours, c’est les cheveux de ma voisine que je surprends. Et pour la première fois je vois son visage en face. Un petit nez fin, un menton volontaire, des yeux tristes. Elle n’a pas modifié la portée de son regard, comme si la forêt n’allait pas durer. M’a-t-elle vu? Le train a sauté le mur d’arbres. Nous sommes revenus à l’anonymat. Pour une pose.  Le renvoi du tunnel est plus sombre, plus net aussi. Nos regards finissent par se remarquer, se croiser, s’étonner pour se quitter à nouveau. Bien vite, ils se retrouvent, s’habituent, s’attendent et se cherchent à l’envie.

Au début, les yeux ne tiennent pas le regard de l’autre. Les cils vacillent, les mains se crispent, la gorge sèche. Je jette un œil à droite, elle lance un œil à gauche. C’est bien nous! Le train sort du tunnel, on sort de nos rêves, on entre dans la lumière du présent, on entre dans l’intensité. Si la position du corps ne change pas, l’intérieur se volcanise, le cœur se donne des airs de tambours, en phase avec les interruptions de rails: « talac-talac »… La cloche d’un passage à niveau,  aigüe, grave, puis aigüe, elle est absente de nous, elle revaque à ses ailleurs. L’œil insiste, et finit par retrouver son fil, son équilibre, sa raison de déraisonner. Un pont est lancé entre nos vies,  une autre vie naît, si loin du tumulte, gorgé du bonheur de la découverte. Talac-talac…

Plus besoin des murs d’arbres pour s’inviter au partage. Les regards se devinent sous une pâture, au fond des bâtiments de ferme, le long d’une clôture. Fugaces en leurs débuts, ils s’attardent un peu, s’estiment, restent, espèrent. Le train s’est soudain vidé de tous ses bruits, pour laisser toute la place à un autre tumulte. Sur la barre, les mains se rapprochent, se guettent, s’éloignent. La main quitte la barre, touche la main de l’autre, une vie qui s’invite. Les regards ont quitté la vitre, s’apprécient désormais en face à face. C’est le bras, des fois, qui sert de paravent à l’émotion. Mais la main tient toujours.

Le train ralentit dans un crissement étourdissant de ferraille.  Quelques secondes encore et nos mains se séparent, elle entre en compartiment. Zip-clac, le sac à dos, les lanières jaunes, le livre d’enfant. Vite, vite… Elle s’accroche, elle retient son bras accroché. A la poignée un bracelet d’argent, gravé, le petit nom de rêve: Marion.


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