Note : Ce récit est basé sur des faits réels. En 1971 mon père, qui travaillait au Brésil depuis quelques années, organisa une grande expédition au cœur du Brésil, aux confins du Mato Grosso, sur le fleuve Araguaia, au-delà du rio Das Mortes de sinistre réputation.
L’image du joli lac de Monampteuil m’a fait penser aux rives d’un autre lac, au Bananal, où nous avions installé notre campement.
Après trois jours de voiture sur des pistes poussiéreuses nous étions enfin installés au bord d’une grande lagune. Les bateaux à fond plat en aluminium avaient été amarrés sur une petite plage, les 3 grandes tentes dressées sur un talus sablonneux. Nous étions sur la plus grande ile fluviale du monde : celle du Bananal, formée par deux bras du fleuve Araguaia, au nord du Mato Grosso du Brésil. Pendant la période des pluies toutes la région était inondée, formant un immense marécage, les animaux « terrestres » se confinant sur les hauteurs. Lorsque les eaux se retiraient – nous avions bien sûr choisi cette période – il restait des lagunes comme celle au bord de laquelle nous étions. Le paysage ressemblait à si méprendre à celui d’un beau parc européen, de grands arbres à fleurs jaunes ou rouges se réfléchissant dans les eaux limpides mais, à la différence de l’Europe, ici il n’y avait aucune route, aucun être humain, aucune habitation en pierre dans un rayon de plusieurs centaines de kilomètres ! La piste principale, aussi célèbre que la route 66 qui traverse les Etats Unis d’Est en Ouest s’appelle la BR 153. Elle traverse tout le Brésil, du Sud moderne au Nord sauvage. La similitude entre ces deux routes vient de ce qu’elles sont devenues l’emblème de l’avancée des pionniers américains dans une terre hostile qu’il fallait conquérir. L’atmosphère qui règne dans les stations services jalonnant la route est typique. A l’époque de mon voyage, dans les années 70, la route n’était pas encore asphaltée. Le centre des villages était le poste d’essence. Il ressemblait un peu à ces ports maritimes dans lesquels viennent s’échanger les marchandises. La forêt en était l’élément liquide où on allait naviguer, se perdre ou se noyer. Les chauffeurs des camions étaient les capitaines de vaisseaux à quatre roues décorés de couleurs brillantes, la cabine ornée de gris-gris porte-bonheur. Une faune de candidats à l’émigration hantait ces lieux, quémandant des passages vers la « civilisation » et l’Eldorado des grandes villes du Sud dont ils iraient grossir les favellas et les cohortes de chômeurs. Les tavernes offraient les mêmes services que celles de leurs homologues portuaires : repas copieux, alcools (la cachaças), salles de jeux et… prostitués des deux sexes. Pour parfaire la similitude avec les pionniers nord-américains, on voyait arriver de nulle part des hommes à cheval, aux pantalons et chapeau en cuir, le colt 45 à la ceinture, image parfaite du « cow-boy » de nos westerns.
Mais me direz vous : et les indiens ? Pour une bonne ressemblance il en faut ! Chers lecteurs ne vous en faites pas, il y en a…
Avant de partir nous avions pris contact avec la FUNAI, l’organisme brésilien chargé de la protection des indiens qui devait nous donner l’autorisation de pénétrer en « territoire » indien. Leur recommandation était de se cantonner aux indiens des « réserves » officielles et d’éviter les contacts avec les « indios bravos » (traduisez « sauvages »).
Notre campement était donc en territoire indien, à une cinquantaine de kilomètres (soit environ deux heures de pistes) du village de Santa Isabel, au centre de la réserve. Nous nous étions renseignés sur les indiens de la région : c’étaient des « Karajas ». Aujourd’hui ils ne sont plus que 1800. (A l’époque ils devaient être un peu plus nombreux). Leur vie est dépendante du fleuve Araguaia et de ses cycles. Il y a quatre phases différentes et donc quatre modes de vie adaptés à chaque stade : la montée des eaux, les terres inondées, le reflux et l’étiage. Cette dernière période – dans laquelle nous nous trouvions – est celle de la pêche. Les poissons, piégés par le retrait des eaux dans des lagunes, y pullulent dans une belle concentration qui produit des pêches miraculeuses.
Dans ces endroits retirés, en l’absence de toute autorité policière sur des centaines de kilomètres, nous étions tous armés comme des cow-boys, ceinture et revolver colt 45 au coté, plus une machette. Etre armé, c’est une sorte d’assurance qui permet de faire face à des « mauvaises rencontres » fortuites : crocodiles, serpents, jaguar, indiens ou plus dangereux encore « cangaceiro » (bandit de grand chemin). Dans ce dernier cas il est important que les armes soient visibles pour avoir un effet dissuasif.
Pendant une dizaine de jour nous avons pêché et nous n’avons pensé qu’à cela. Nous mangions un maximum de poissons frais et le surplus était salé et séché au soleil sur des fils tendus entre des arbres. Quand le soleil se couchait des nuées de moustiques se moquaient de nos crèmes répulsives et les crapauds-buffles faisaient un fond sonore étourdissant qui se prolongeait jusqu’à une heure avancée de la nuit. On était à milles lieues de l’image d’Epinal du calme de la forêt amazonienne. Notre guide, un ancien militaire brésilien aguerri, interrogé sur la présence éventuelle d’indiens, nous assurait que nous allions bientôt les voir. « En fait », disait-il, « en ce moment même ils nous observent peut-être. Ils veulent s’assurer que nous n’avons d’autres soucis que la pêche et que nous n’avons pas l’intention de nous installer et construire sur leurs terres. »
L’idée d’être observés dans l’ombre de la forêt faisait courir un petit frisson le long du dos. La nuit, lorsque le vacarme des crapauds avait cessé, tout craquement prenait une tournure menaçante. En fait nous n’avons vu ces indiens qui nous observaient en silence que la veille de notre départ. Ils sont apparus un soir, fantômes issus brusquement de la nuit, pendant que nous buvions du café autour d’un feu de bois. D’abord un « interprète » qui parlait un peu brésilien et qui nous interrogeait sur nos pêches, puis le reste de la troupe, constitué de 4 indiens. Nous leur avons dit que nous partions le lendemain et que nous allions leur laisser des restes de farine de manioc, du riz et du sel. Un vrai trésor pour eux ! Nous sommes restés éveillés très tard, communiquant en partie grâce à l’interprète et beaucoup par gestes. Le lendemain matin ils étaient là avec deux pirogues très fines, creusées dans des troncs d’arbre, qu’ils ont chargé avec les sacs que nous leur avions confectionnés. Ils ne nous ont pas remerciés. Le « major » nous a expliqué que, chez les indiens, le partage est spontané et le remerciement verbal superflu puisque le don est un acte naturel.
Voilà notre vraie rencontre avec les indiens « sauvages » car la visite du village de la réserve a été plutôt décevante et conventionnelle. Dés notre arrivée nous avons été assailli par une horde d’enfants, indiens et métis « caboclos » (issus du croisement noir-indien) qui nous proposaient divers animaux : tatous, tortues, aras, toucan. Le chef (on dit le « cacique »), prévenu de notre arrivée, à vite sorti sa parure de plumes et, moyennant finances, s’est fait photographier avec chaque membre du groupe. Avec fierté il nous a montré son réfrigérateur offert par la FUNAI et qui ne fonctionnait pas faute d’électricité ! En fait il lui servait d’armoire de rangements pour ses poupées indiennes sculptées dans du bois. Tout cela sentait l’artificiel et pour ma part je garderai des indiens le souvenir d’une nuit passée autour du feu de camp, sans plumes ni ornements, avec le sentiment que le courant passait entre nous, fait de silences et de regards plus que de palabres mercantiles.
Aujourd’hui il parait que l’univers des Karajas est menacé. Les crues régulières du fleuve Araguaia, qui constituent l’une des respirations de la vie de ces indiens, perturbent beaucoup la culture extensive du soja. Des barrages vont y remédier. Le remboursement de la dette au FMI et la production de biocarburants sont des arguments qui font taire les scrupules de la FUNAI. Demain les Karajas convertis à la vie moderne ne seront plus que des brésiliens ordinaires et auront oublié leur Divinité primordiale : le Fleuve, à qui ils devaient tout.
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