Après cinq ans et près de deux cents écrits par une dizaine d’auteurs, avec autant de commentaires par les uns et les autres, Marque-pages Soissons tire sa révérence. Chacun des quatre auteurs fondateurs a son mot à dire à cette occasion.
——————————————————————————– A notre regretté Marque-pages par Catherine
Au début, tout était facile.
L’écriture avec Marque-pages, c’était comme une balade au volant de mon cabriolet, un après-midi d’été, cheveux au vent, sourire aux lèvres !
Puis avec l’automne, la route est devenue un brin hostile.
Finie la décapotable, le vent abattait ses bourrasques qui s’ enroulaient autour de mes roues en sifflant
Mes pensées se concentraient à cette époque sur la route : surtout ne pas me laisser distraire si je ne veux pas finir dans le bas-côté.
Et puis ce fut le cauchemar de l’hiver, sournoisement embusqué depuis la sainte Catherine.
Il me frappa de plein fouet, un soir, déversant toute sa réserve à neige sur ma route.
De loin, je voyais mes petits copains de Marque-pages qui roulaient vaillamment dans leurs véhicules équipés de chaînes.
Dans un tournant, ma voiture amorça une longue glissade, telle une luge sur une patinoire, et ma course s’acheva dans une congère.
C’est là que je suis restée ensevelie, le cerveau congelé, jusqu’à cet instant où j’écris.
——————————————————————————– Feu : on tire un trait sur Marquepages
par Jeannine
Au départ, après quelques réunions échangistes
nous étions quatre sur le starting blog
prêts à en découdre pour enfiler des mots
écrire des souvenirs, des fictions, des émotions
A partir d’une photo, choisie par chacun à tour de rôle
Je l’attendais avec impatience, ce sujet imposé
Ensuite, j’entrais dans les affres de l’écriture
dont je me délecte toujours aujourd’hui
Certains d’entre nous se sont révélés rapides à la détente
prêts à dégainer leurs textes illico presto
Stressant pour d’autres, entraînés par leurs prétextes
à repousser le moment fatidique qu’est ce duel sur page libre :
l’affrontement entre l’auteur et sa contrainte
Après, nous avons vécu l’attente de la réaction du lecteur
et aussi l’arrivée d’autres écrivants
Là, déception, on se lisait bien entre nous
mais force est de reconnaître que même si quelques isolés nous ont rejoint
sur un temps court, nous n’avons pas vu venir
l’essaim d’écrivants soissonnais
que nous rêvions d’accueillir dans notre ruche
Nous avons bien monté quelques radeaux
pour essayer d’attirer des naufragés en mal d’édition
Il s n’ont pas fait légion
L’été est fini
pour Marquepages, il est temps d’hiberner
mais les pages ne sont-elles pas faites pour être tournées ?
Une nouvelle histoire se profile peut-être à l’horizon
celle de nos devenirs à chacun
Et qui sait une prochaine rencontre sur un autre îlot de création
——————————————————————————– Sur un rafiot
par Denis
Je retiendrai surtout les sentiments qui me liaient aux trois autres auteurs fondateurs pendant les premiers temps de cette équipée, quand nous sommes partis sur un rafiot pour faire le tour du monde en mots. La chaleur de nos contacts correspondait, non pas aux affinités amicales, mais à la force de notre engagement partagé dans l’activité intime qu’est l’écriture.
——————————————————————————– L’écriture
par Jean
L’écriture est d’abord un acte personnel. Je veux dire que j’écris d’abord pour satisfaire un besoin solitaire. Et puis vient l’idée d’un partage. Avec les proches (je leur lis ce que je viens d’écrire), puis avec mes amis, en enfin je suis prêt à étendre mon public à des inconnus
Orgueil et vanité ? Sans doute…mais dans ce cas tout écrivain l’est puisqu’il ne garde pas pour lui sa littérature.
L’expérience Marque-pages est cette tentative d’un groupe d’écrivains en herbe de lancer sur le vaste monde de l’Internet leurs textes à travers cet instrument : le site de Marquepages.
Faut-il voir le verre à moitié vide ou à moitié plein ? Les deux bien sûr ! Depuis 3 ans : 6 000 visites, 26 000 pages vues, une moyenne d’un peu plus de 2 minutes par visite. C’est l’aspect plutôt positif du constat. En revanche : peu d’ouverture vers de nouveaux visiteurs (seulement la moitié des visites). En ce sens Marque-pages n’a pas su conquérir un nouveau public.
Alors terminons sur deux airs de chansons : celle de la môme Piaf : « Non je ne regrette rien », et celle de Prévert et ses feuilles mortes à la fin de laquelle “la mer efface le pas des amants oubliés”.
Nous n’avons plus d’obligations mais le site sera toujours là pour recueillir vos textes sur les sujets qui vous auront inspirés au détour d’un chemin de traverse ou au lendemain d’une nuit d’insomnie.
Qu’est-ce qui conditionne fortement le devenir d’un homme ? Réponse : son enfance. Par exemple, dans mon cas personnel, je suis né dans une usine ! Non je ne plaisante pas.
Mon grand père était contremaitre de l’usine (voir photo) et il avait ce qu’on appellerait aujourd’hui une « maison de fonction ». Mes parents, sans le sous, habitaient là.
J’ai vu le jour par un petit matin de décembre, dans la chambre à coucher de mes parents.
Naturellement la totalité de l’usine fut mon premier terrain de jeu. Chevauchant comme un destrier ma « trottinette », je parcourais et découvrais cet univers enfumé et malodorant de l’usine. Les chaudières me faisaient un peu peur. De temps en temps un ouvrier ouvrait la porte de chargement et je pouvais voir ce qui est longtemps resté dans mon esprit comme l’idée de ce qu’était l’Enfer. Ces chaudières alimentaient, entre autres, une énorme machine (voir aussi la photo) qui crachait de la vapeur.
Mon grand père (point jaune) en usine
Bien sûr tout cela nécessitait de l’entretien. C’est là qu’intervenait mon grand père. De formation « ouvrier-ajusteur » il était chargé, en plus du commandement des équipes d’ouvriers, de réparer les pièces défectueuses. Il disposait pour ce faire d’un atelier composé principalement d’une forge et d’un tour. Il y avait aussi une perceuse sur colonne et une meule à affuter les outils. Je le regardais faire et il m’enseignait son art. A dix ans je savais monter une pièce sur le mandrin, régler le jeu d’engrenages qui donnaient la bonne vitesse à la « vis trainard », donner le bon angle d’attaque à l’outil sur son «chariot», etc…
J’ai fait ainsi mes classes de bricolage en même temps que celles de l’école primaire. Après cela comment ne pas devenir ingénieur ?
Lorsque mon père approcha du terme de sa vie, il souhaita revoir son pays natal, la Tunisie, et en particulier l’usine qui m’avait vu naitre.
Elle était complètement en ruine et à l’abandon. C’est avec une émotion indescriptible que je retrouvai le vieil atelier.
Ecartant les rideaux de toiles d’araignées qui pendaient du plafond j’ai pris cette photo du vieux tour abandonné sur lequel mon grand père travaillait et moi j’avais joué.
Le vieux tour à l'abandon
Un jour, poussé par je ne sais quelle curiosité, je suis allé sur «Google Earth» voir les photos satellite de ce haut lieu de ma mémoire. Je n’ai rien vu qu’un vaste terrain vague sur lequel la poussière de l’oubli se promène encore un peu, au gré du vent marin, prête à retomber dans l’oubli définitif.
C’était le dernier jour d’école. En fait vraiment LE dernier car il n’y aurait pas de reprise en septembre 2015.
Jean, le vieux Maitre d’école, regardait la fin du spectacle qui était organisé régulièrement à la fin de chaque année scolaire. Tous les parents n’étaient pas venus. Ils trouvaient le spectacle « ringard ». Il faut dire que le temps était maussade. Il l’était souvent depuis que le climat s’était réchauffé. Paradoxalement, cet hiver le petit village de Dommiers avait été isolé plusieurs jours après de grosses chutes de neige. Comme le disaient les anciens paysans survivants : « y a pu de saisons ».
Jean avait remarqué dans l’assistance une jeune femme qu’il ne connaissait pas. D’une blondeur éblouissante, elle était habillée tout de blanc. Une couleur si pure qu’on l’aurait dit inventée pour une publicité sur les lessives. Sa tenue était impeccable. La pluie qui s’était mise à tomber semblait répugner à se poser sur elle.
- Je ne vous connais pas. Êtes-vous la mère d’un écolier ?
- Non. Je suis là pour vous.
Jean sentit son cœur se serrer. Il avait oublié depuis longtemps cette espèce de morsure douce qu’on éprouve quand le désir s’éveille.
La femme poursuivait : « je m’appelle…attendez, pour simplifier disons Assia ».
- Vous avez l’air d’un ange.
- Je le suis. En fait mon vrai nom, difficile à prononcer est « Hahasia » Je suis aussi un « annonceur ».
Jean eut alors la révélation que son heure était venue. Cet ange, connu dans la Kabbale comme l’Ange du septième ciel chargée de la Miséricorde, était venue lui annoncer sa mort prochaine. Il se remémora les histoires où les gens qui mouraient voyaient leur vie passée se dérouler en un instant comme un vieux film accéléré.
Il allait mourir en même temps que son école. C’était l’une des dernières à résister.
Un ministre de l’éducation avait joué les anges exterminateurs et inscrit la mort de l’école primaire dans son budget. Ce ministre était un multirécidiviste du retournement de veste : droite, gauche, re-droite, re-gauche. Pour utiliser un mot qui était à la mode, il incarnait en politique un courant « alternatif » au sens propre !
Beaucoup de choses avaient changé. L’époque était au « numérique » et au « virtuel ». Ainsi l’école s’était dématérialisée grâce ( ?) à Internet. Les élèves se connectaient quand ils voulaient, généralement pas avant 10 heures du matin, et faisait un petit « coucou » à leur maitre virtuel à travers la webcam, en faisant attention à ne pas renverser leur bol de céréales sur le clavier de l’ordinateur.
Autrefois, quand les parents venaient accompagner les enfants à l’école, il discutait avec eux pendant que les élèves attendaient sagement en rang (enfin pas trop…) devant la porte de la classe.
Un jour l’un de ces parents lui avait dit avec émotion qu’il lui était reconnaissant de lui avoir fait aimer l’école et que c’était grâce à lui qu’il avait échappé à son avenir de paysan pour devenir médecin de campagne.
L’école avait été toute sa vie. Maintenant qu’elle allait fermer, c’était dans l’ordre naturel des choses qu’il disparaisse aussi.
« Adieu Maitre, l’école est finie »
La figure du Diable est, pour l’agnostique que je suis, d’un intérêt bien supérieur à celle de Dieu, son antithèse parfaite. Cette séparation entre deux mondes opposés – celui du Bien et celui du Mal- n’a probablement pas toujours existé. Elle s’est imposée en tout cas dans le monde Chrétien, mais existe aussi dans la religion « mère » du christianisme qu’est la religion juive et s’est aussi transmise à la musulmane dans laquelle le Diable, appelé Cheetan, occupe le même « créneau ». Les Dieux anciens, qu’ils soient grecs, indiens, égyptiens ou Mayas ont des représentations aux caractères diaboliques comme Shiva chez les Hindous (destruction), Hadès (maître des enfers dans la Grèce antique), Kukulkan (le jaguar ou le serpent à plumes des aztèques et des Mayas).
A la différence des religions monothéistes méditerranéennes ces dieux anciens et exotiques étaient (ou sont) vénérés pour ce qu’ils sont : puissants, créateurs ou destructeurs.
Dans l’Europe médiévale les textes étaient copiés et recopiés par des moines qui obéissaient à l’ordre religieux dominant et il est probable qu’une censure stricte a effacé toutes traces écrites des pratiques « diaboliques » de l’époque.
Ces «diableries», qui ont du perdurer un certain temps dans les campagnes européennes, ont été l’objet d’une traque systématique, non seulement physique, comme en témoignent les nombreux cas relatés de sorcières brulées, mais d’un effacement de tous les textes y faisant allusion.
En revanche de nombreuses représentations du diable ont été crées lors de la construction des cathédrales et elles n’ont pas été effacées. Les tailleurs de pierre étaient alors des personnages très puissants et disposaient d’une assez grande liberté dans l’expression artistique. En dehors des gargouilles qui avaient une fonction utilitaire (celle de verser l’eau de pluie assez loin de la façade), ils ont crée les « chimères » et réparti des diables dans des endroits inattendus comme cette « miséricorde »de la cathédrale de Soissons. Dans certains cas, comme à Amiens, les artistes poussaient le « vice » jusqu’à parer ces diables des traits de bourgeois existant avec qui ils avaient un compte à régler !
Un jour mon fils a fait la connaissance d’un tailleur de pierres. Celui-ci travaillait à Saint Pierre Aigle, petit village à quelques kilomètres de celui où j’habite.
La carrière de Saint Pierre est réputée. Elle contient un espace délimité par des clôtures, dans lequel on extrait les pierres destinées à l’entretien de la cathédrale Notre Dame de Paris. En effet ses pierres d’origine proviennent du sous-sol parisien mais ce dernier, véritable gruyère, ne peux plus fournir de matériaux, au risque de voir s’effondrer le sol en surface.
Ce tailleur de pierres donc, en visite chez mon fils, est venu faire un petit tour chez moi.
Il a regardé les murs de ma maison et… il a lu dedans !
C’était un spectacle étonnant. On aurait dit qu’il lisait un livre dont il feuilletait les pages.
Les blessures de la « grande guerre » (la seule qui ait marqué notre région) revivaient sous ses doigts. Ils caressaient les vieilles cicatrices, faisant renaitre le passé.
« Le mur a été effondré jusqu’ici » disait-il en plaçant sa main à une hauteur d’un mètre cinquante. Moi je n’y voyais rien, sauf peut-être une petite différence dans l’ordonnancement des pierres. « Le travail de restauration a été fait par des maçons italiens. Je reconnais leur facture ».
« Ils ont utilisés le matériau effondré, avec seulement quelques apports de la carrière ».
Une pierre comportait une gravure en forme de flèche à double barbillons. « C’est la signature du maçon. Généralement ces pierres étaient placées près de la porte d’accès afin que les visiteurs la voient. Une publicité en quelque sorte… »
Son regard a été attiré par une grande pierre à moitié enfouie qui avait une forme trapézoïdale.
« Ceci est un ancien linteau de porte. Celle-ci a été supprimée. Le linteau est devenu inutile et a été déposé là, peut-être pour un usage ultérieur. La pierre marquée est restée en place. »
Quand le tailleur de pierres est reparti, il a laissé comme un vide.
J’ai beau regarder mes murs, c’est comme si je regardais un manuscrit chinois. Je sais que cela signifie quelque chose mais je suis incapable de dire quoi.
Et je songe à l’histoire des cathédrales, à la somme de travail fourni, quelquefois sur plus de cent ans. Nos guerres ne les ont pas épargnées non plus. Les cicatrices laissées par les obus constellent leurs façades, nous rappelant que la violence qui était courante à l’époque de leur construction est encore bien présente.
Les évènements de ces derniers jours au Japon me ramènent certains souvenirs.
Elle s’appelait Zoe. Elle venait d’avoir 17 ans !
J’étais un jeune stagiaire à l’époque. Nous étions en 1965.
Je venais d’avoir mon diplôme. C’était mon premier contact avec le monde du travail.
Attention : pas n’importe quel monde : celui de la recherche.
Ambiance jeune et décontractée. Beaucoup de blouses blanches, pas de bleus de travail !
Un jour un collègue m’a demandé si je voulais connaitre Zoé.
Je ne pouvais qu’accepter, car, malgré sa jeunesse, Zoé était déjà célèbre.
La rencontre devait avoir lieu dans les bâtiments du vieux fort de Chatillon qui jouxtaient notre centre de Recherches.
C’est qu’il fallait montrer « patte-blanche », car la belle Zoé était farouche et- peut-être dangereuse, ce qui m’excitait un peu !
Avec mon guide nous pénétrâmes enfin dans le local ou Zoé attendait, patiente…
Elle était effectivement très belle !
Son cœur palpitait doucement. Une lumière d’un bleu indescriptible s’en échappait, la rendant attirante comme ces lagons des atolls polynésiens.
« C’est l’effet Tcherenkov » m’expliqua mon accompagnateur.
Car voyez-vous: Zoé était une pile atomique! C’était même la première en France, créée par Joliot-Curie.
J’ai fréquenté Zoé peu de temps. L’insistance de mes chefs à vouloir que je m’associe aux recherches sur une version plus « explosive » de la fission nucléaire, m’a poussé à quitter le CEA.
Jean
* Nota
Pour ceux qui douteraient de la véracité de mes souvenirs, je livre une petite video extraite du site de l’INA.
Juan s’est réveillé tôt ce matin du 22 juin car Ramon l’attendait à l’aéroport de Mexico. Ils font équipe tous les deux à l’Université et sont spécialisés dans l’étude de la civilisation Maya.
Ramon possède un petit avion et ils partent ce matin pour Chichèn Itzà assister au jeu d’ombre que forment les gradins de la pyramide le jour du solstice d’été. A midi, cette ombre représente le terrible serpent à plumes Quetzalcóatl, dont la tête vient reposer sur le sol comme pour le fertiliser.
Le jour du solstice (d’hiver ou d’été) est toujours particulier. Ce jour là il peut se passer des tas de choses : il nait un Messie dans une grotte de Palestine, des druides arpentent les forêts pour cueillir du gui, des foules se rassemblent à Stonehenge autour des grands mégalithes. D’autres événements merveilleux peuvent se produire car les forces telluriques du Monde s’agitent et se retournent comme un Dieu qui se réveille.
Pendant que le regard de Juan se perd dans le moutonnement infini de la forêt, son esprit part à la dérive. Des mots étranges se forment dans sa tête : « le sang de l’ennemi toltèque fertilisera les champs de maïs ».
Tout à coup sa rêverie est interrompue : le moteur du Beechcraft toussote un peu, comme atteint d’une crise de hoquets, puis s’arrête. Ramon garde son calme, tente de remettre le moteur en route mais en vain. Son regard cherche une éclaircie dans la forêt. Une sorte de clairière semble propice à un atterrissage de fortune. Evitant de justesse la cime des grands arbres qui bordent la trouée, Ramon pose l’avion sur un sol recouvert des restes d’une coupe d’arbres. L’avion culbute et glisse sur plusieurs mètres.
Un grand silence suit le fracas de l’accident. Les oiseaux se sont tus et les petits singes noirs se serrent les uns contre les autres, effrayés et attentifs.
Des hommes, sortant de quelques cabanes forestières s’approchent. Ramon est mort sur le coup. Juan n’est pas très en forme. On le transporte dans une des maisons. Lorsqu’il ouvre les yeux il voit le visage ridé d’une vieille indienne qui l’observe.
« Ne t’agite pas, tu vas t’en sortir. Pablo est allé au village pour prévenir de l’accident. Les secours seront là, demain ou après-demain. »
Juan a du mal à émerger. Il a mal à son arcade sourcilière. Du sang coule encore un peu de sa blessure et un ruisseau ramifié relie son œil à la commissure de ses lèvres. Le goût du sang dans la bouche lui est familier. Les mots qui l’obsédaient tout à l’heure reviennent dans son esprit : « le sang de l’ennemi toltèque… » Il sombre dans l’inconscience.
Au réveil, c’est le visage d’une autre indienne, toute jeune celle-là. Son œil lui fait encore mal mais il n’a plus le gout du sang dans sa bouche.
« Ramon ? »
« Ton ami ? Malheureusement il est mort. Sur le coup. Ne t’agite pas, ici tu es en sécurité»
Juan a du mal à comprendre. « En sécurité », pourquoi ? Y aurait-il un danger ?
La nuit semble tombée. Il n’y a pas d’électricité dans cette maison. Juste une petite lampe à huile qu’il aperçoit sur une table rustique. Dehors on entend des tambours. Leurs percussions résonnent dans la tête de Juan. Mais peut-être est-ce le sang qui cogne dans sa tête douloureuse ?
Des hommes viennent le chercher. On le transporte sur un brancard de fortune. Vers quel endroit ?
Les tambours ne cessent de résonner. Leur rythme s’est accéléré. L’un des hommes de l’escorte est habillé d’une sorte de grande toge blanche. Peut-être un infirmier ? Bizarre…
Les Aztèques sont cruels. Les Toltèques sont leurs ennemis. Il faut leur échapper. Peut-être pourra t-il bénéficier de l’obscurité pour le faire ?
Son ami Ramon a été tué. Son corps est sur une grande dalle de pierre, au centre de la clairière. Les hommes repoussent le corps de Ramon et on l’installe sur la dalle en pierre. Il sent les aspérités sur sa nuque. Il sombre dans l’inconscience.
Il se réveille. Les tambours se sont encore accélérés. Des feux éclairent la voute sombre de la forêt alentour. Des herbes aromatiques ont été jetées dans les flammes et leurs senteurs enivrantes masquent l’odeur du sang.
Le sacrificateur Aztèque vient vers lui, son couteau de pierre à la main. Sa robe blanche est illuminée par le sang des Toltèques vaincus. Il est maintenant parfaitement éveillé, loin de ce rêve bizarre dont il a eu du mal à sortir. Car il est certain qu’il sortait d’un rêve. Un rêve fantastique et merveilleux, dans lequel il volait avec son ami Ramon dans un étrange insecte volant au-dessus d’une grande cité. Il est maintenant dans le monde réel et il va mourir, comme Ramon et ses autres amis Toltèques.
Jean
Nota :
Les expériences de « N.D.E » (Near Death Experience » montrent que les personnes qui les ont vécues ont quelquefois accompli des voyages temporels. C’est ce que j’ai essayé d’écrire ici avec ce spécialiste des civilisations Mayas qui est sacrifié sur un autel rituel. Mais à quelle époque ?
Je suis devant mon ordinateur, en robe de chambre.
Dehors la nature est recouverte de givre.
Les nouvelles du Monde arrivent à moi grâce à Internet :
Ici ou là on s’étripe, on meurt de faim ou d’autre chose,
on gesticule et on parade devant les caméras.
Le monde est soudain petit et ridicule.
Et puis arrive une vidéo.
Des images de la planète Mars !
Alors je m’émerveille.
Je vois mon ancêtre lever les yeux au ciel nocturne.
Dans la nuit encore chaude d’un jour d’été,
l’aïeul éveille mon esprit aux mystères de l’univers.
Schiapparelli, l’astronome, a cru voir des canaux sur la planète Mars.
L’Homme ne serait-il pas seul dans l’Univers ?
Parmi les multitudes infinies l’Homme trace sa voie.
Il y a deux infinis : l’infiniment grand et l’infiniment petit.
Aucun des deux n’échappe à sa curiosité.
Ses yeux se font multiples.
Dans le silence glacé de la cordillère des Andes
de grands yeux de cristal se tournent vers le cosmos
à la recherche des discrètes sœurs de la Terre.
Dans un formidable anneau d’acier,
le Grand Collisionneur essaie de reproduire
l’état du monde à sa naissance
Le temps et l’espace étaient alors unis
en un point primordial, allumette et
source de toutes choses.
A tout cela il ne manquait qu’un troisième infini.
L’homme a alors créé Dieu.
C’est lui qui tenait l’Allumette du Big Bang.
Lorsque mes parents étaient encore en vie,
chaque fois que j’allais leur rendre visite,
je trouvais un moment pour parcourir les albums de photos de famille.
Je m’installais sur le vieux canapé prés de ma mère
et elle feuilletait ce que j’appelais dans mon esprit « Le Livre du Temps ».
Epaule contre épaule, avec cette proximité physique que nous n’avions plus eue depuis mon enfance.
Nous laissions nos souvenirs errer deci-delà, comme emportés par une brise légère,
voyageant à travers le Temps et l’Espace.
Les doigts de ma mère, déformés par l’arthrite,
tournaient les pages à la recherche du temps perdu,
s’arrêtant de temps en temps sur une photo qu’elle commentait.
Là il y a cette cousine d’Italie dont j’étais secrètement amoureux,
et puis là mon grand-père tenant sur son doigt ce moineau qu’il avait apprivoisé.
Quelquefois, sa langue natale, l’italien, remontait à la surface,
et c’était dans cette langue que ma mère me disait : « Ti ricordi, Jean ? »
C’était doux et amer à la fois…(« Amarcord » *)
La mémoire est comme la terre de nos jardins :
il faut la retourner de temps en temps, l’aérer, l’enrichir quelquefois…
Les photos ont emprisonné et comme figé ces instants de notre passé.
Elles attendent nos visites pour s’animer et reprendre vie.
Ces albums étaient des objets précieux.
Ils avaient leur existence propre, réelle et concrète.
Ils habitaient avec nous, dans nos armoires.
On leur rendait visite souvent.
Aujourd’hui, avec l’ère du numérique, ils sont une suite de 0 et de 1 dans l’univers binaire de nos ordinateurs.
Nos souvenirs y resteront enfouis à jamais.
Ils finiront leur vie dans un disque dur jeté à la déchetterie
parmi les nombreux restes de notre civilisation.
Certains dimanches mon père m’emmenait à la pêche. Le trajet n’était pas bien long puisque la rive du lac de Tunis était à un jet de pierre du mur de l’usine où j’habitais. La veille au soir, après que mon père soit rentré du travail, il y avait le rituel de la préparation du matériel et la collecte des vers. L’usine traitait des tourteaux produits par la première pression des olives. Des camions arrivaient du Sahel tunisien, chargés de « grignon ». C’était une matière organique fortement odorante, souple, un peu humide et grasse, ressemblant au compost qu’on achète dans les jardineries. Ces tas de matières occupaient une grande surface dans l’usine, en attente de leur traitement chimique qui consistait à en extraire les dernières traces d’huile pour l’industrie du « savon de Marseille ». Ces monticules ont été mes premiers terrains de jeu, en dépit de l’odeur qu’ils dégageaient et des innombrables puces qui y habitaient.
Dans ce grignon, je n’avais aucune difficulté à trouver de magnifiques vers destinés à servir d’appâts pour la pêche. J’en remplissais une boite de conserve que je complétais avec du grignon pour que les vers ne se dessèchent pas. Mon père vérifiait les lignes. Le fil était enroulé sur des plaques de liège sur lesquelles s’enfonçaient les hameçons.
Le dimanche matin il régnait toujours une atmosphère particulière. C’est que ce jour-là la cimenterie située juste en face de notre usine était à l’arrêt et son silence paraissait assourdissant. Pour cette raison le café au lait du dimanche n’avait pas le même gout que les jours de la semaine.
Une brume légère s’élevait du lac. Le broyeur de la cimenterie ne fonctionnait pas et, dans le silence inhabituel, on entendait le staccato des boogies du TGM de l’autre côté du lac. Le TGM, ainsi appelé par tous les tunisois, était le petit train électrique qui reliait Tunis, La Goulette et La Marsa (d’où les initiales T.G.M)
Nous nous installions sur un vieux quai verdi par la mousse. Il était formé par des madriers et des poteaux qui plongeaient dans la vase du lac. C’est là que, dans la semaine, les péniches venaient charger le sel produit par les salines. Plus loin il y avait les restes d’un assemblage énigmatique dont le nom ne l’était pas moins : « le pont juif ».
Le lac était très poissonneux. Les eaux, calmes et tièdes, étaient propices à la reproduction et les plus grosses espèces de poissons venaient pour y procréer. Les hameçons étaient choisis en conséquence d’assez bonne taille, ce qui évitait la prise de menu fretin. Il y avait tout un art pour enfiler les vers sur l’hameçon. D’abord reconnaitre la tête du vers. Elle est plus ronde que le derrière. C’est important parce que les mouvements réflexes du vers ont toujours tendance à expulser les matières vers l’arrière. C’est donc par la tête qu’il faut enfiler l’hameçon. Ensuite il ne faut pas que le vers dépasse trop de l’hameçon, sinon le poisson se saisit de la partie libre et le retire sans mordre le barbillon.
Nous n’avions pas ces modernes cannes à lancer d’aujourd’hui. Après avoir dévidé une bonne quantité de fil, on faisait tournoyer l’extrémité lestée de plomb autour de sa tête et, au moment choisi, on lâchait le fil vers l’endroit visé. Après commençait l’attente. Il fallait résister à l’envie de « ferrer » au moindre frémissement car il s’agissait le plus souvent de fretin venus titiller le ver ou de « mulets » dont les habitudes alimentaires sont de suçoter la nourriture sans l’avaler franchement.
Le temps s’écoulait paisiblement.
Vers 10 heures on entendait, quand le vent était favorable, les cloches de la cathédrale de Tunis qui appelait pour la grand messe.
Ces moments passés avec mon père resteront parmi les instants de bonheur qui ont jalonnés ma vie. Je doute que mes petits enfants, que j’ai emmenés à la pêche sur des étangs en bordure de l’Aisne, gardent un souvenir aussi émouvant. C’est que tout leur est fourni : matériel, vers, et même les poissons s’ils ne sont pas arrivés à en attraper !
Ah, pauvres de nous !… Où sont les pêches d’antan ?