Paille La place du village était déserte. En son centre coulait une fontaine dont les quatre filets d’eau retombaient en pluie scintillante dans une grande vasque blanche. La poussière et le bruit des moissonneuses-batteuses étaient encore présents malgré le jour qui déclinait. Dans les champs autour du village on voyait déjà de grands cylindres de pailles, comme des jouets qu’un géant aurait négligemment oubliés avant d’aller se coucher.
La vieille Odette était assise sur un des bancs de pierre qui bordaient la place. Elle était seule, vraiment seule. Son mari, Christian, était mort depuis une dizaine d’années. Des trois fils qu’elle avait eus, il ne lui restait que Pierre, son aîné. Les autres étaient partis au Canada.
A l’époque de Noël elle recevait une carte postale où on voyait des villages sous la neige avec leurs maisons toutes décorées de guirlandes lumineuses et un Père Noël à la mine réjouie. Son cœur se réchauffait à cette vue. Pourquoi étaient- ils partis? Eux, elle les avait aimés, et c’est avec joie qu’elle aurait accepté d’aller vivre avec eux ! Elle commençait à avoir des difficultés pour se déplacer, faire des courses à Soissons, s’occuper de son jardin.
Son fils Pierre habitait une grande maison dans « la vallée » (le village était séparé en deux partie : le « haut » sur le plateau et « la vallée » le long d’un petit ru.)
Devant la dégradation des conditions de vie de sa mère il lui avait proposé plusieurs fois de venir habiter chez lui. A chaque fois il s’était heurté à un refus. Pierre en était sincèrement désolé. Toute sa vie il avait eu la nette impression que sa mère ne l’aimait pas. Il avait toujours la mauvaise part. Du temps où son père était encore vivant c’était pareil. Aussi loin que remontaient ses souvenirs jamais il ne se souvenait d’un moment de tendresse avec sa mère. Peu de temps après la naissance de Daniel, (il avait alors cinq ans) il n’avait pu s’empêcher de poser à sa mère la question qui brulait son cœur : « maman, est-ce que tu m’aimes ? ». Elle avait eu une réponse qui était restée gravée dans sa mémoire comme une blessure indélébile : « je t’aime assez pour que tu sois encore en vie et cela devait te suffire ! »
Puis il avait grandi et était devenu ce qu’il est convenu d’appeler « un beau garçon ». Il était très différent de ses frères. Contrairement à eux –blonds aux yeux bleus– il avait le teint mat, les cheveux d’un noir profond et les yeux noirs. En classe de 3ème, au cours de S.V.T le professeur leur avait appris les lois de Mendel, selon lesquelles deux parents aux cheveux blonds et aux yeux bleus ne pouvaient avoir que des enfants avec ces mêmes caractéristiques. « Bof… » Pensait-il, « tout cela est de la foutaise ! La preuve : moi… » Lorsqu’il avait commencé à « fréquenter », comme disaient ses parents, il n’avait pu s’empêcher de présenter sa copine à sa mère. Le soir il y eut une scène épouvantable en forme de tribunal familial dont il était l’accusé. Sa mère le mettait en garde contre « les conséquences » possibles de ses relations avec une fille. Elle martelait sans cesse un : « Toi, j’espère que tu assumeras tes responsabilités …». Toute cette scène lui avait semblé hors de proportion avec le fait de sortir à quinze ans avec une copine. Il n’avait jamais plus renouvelé ce type de confidences et ce n’est qu’à 25 ans, déjà établi comme artisan menuisier, qu’il avait annoncé son prochain mariage à ses parents.
Seule sur son banc, Odette se laissait envahir par les souvenirs. La chaleur de ce 15 août, les premiers flonflons de musiques de la fête qui se préparait, tout cela la ramenait plus de 40 ans en arrière.

A cette époque les moissons se faisaient encore « à la main ». On coupait le blé à la faux ou la faucille et on le liait en gerbes (ça, c’était le travail des femmes…). Ensuite on apportait le tout à la « batteuse » qu’on alimentait constamment dans un incessant va et vient de fourmis. Il n’y avait pas assez d’hommes dans le village pour accomplir tout cela, aussi les fermiers embauchaient-ils des « saisonniers » qui venaient faire les travaux les plus pénibles. C’étaient généralement des italiens, des espagnols et quelquefois des polonais. Le 15 août était choisi par le village pour « la fête des moissons ». Ce jour-là, ou plutôt cette nuit là, les yeux des filles et des garçons étaient plus brûlants que le soleil d’été ! « Amour » rimait souvent avec « toujours » et le rire des filles jaillissait subitement dans la nuit comme les trilles d’un rossignol.
Odette avait beaucoup bu. Elle avait fait équipe avec Giovanni, un bel italien aux yeux de braises. Son sourire éclatant avait plu à Odette. Il l’avait emmenée vers une des ces grandes meules de pailles qui parsemaient les champs. Elle l’avait laissé l’embrasser, s’était un peu défendue quand ses mains s’étaient glissées là où il ne fallait pas, puis, l’alcool ayant embrumé sa raison, elle s’était abandonnée.
Voilà ce que Pierre ne saurait jamais : deux mois après, elle avait découvert qu’elle était enceinte. Giovanni était resté comme saisonnier pour la campagne des betteraves. Lorsqu’elle lui avait annoncé sa grossesse il avait éclaté de rire. Le lendemain il avait demandé son compte à son employeur, prétextant un ennui familial en Italie et avait disparu pour ne plus jamais revenir. Désespérée, Odette avait accepté les avances de Christian Kowalski, le fils d’un émigrant polonais qui soupirait après elle depuis longtemps. Pierre était né « officiellement » prématurément à 7 mois. Tout, chez Pierre, rappelait à Odette sa faute d’une nuit d’été avec le beau Giovanni.
Ce qui aurait fait la fierté d’une mère devant ce bel enfant brun ne faisait que lui rappeler la traîtrise de son séducteur d’une nuit. Alors, quand Pierre quémandait son amour à elle, c’était la bouche de Giovanni qu’elle voyait, et quand il lui demandait de venir habiter avec lui, c’était les fausses promesses qu’on lui avait faites qui remontaient dans sa mémoire. Voilà ce qu’elle ne pourrait jamais lui dire….

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