Archives pour janvier, 2009
J’arrivais à Londres avec un diplôme universitaire caché derrière le dos, pour ne pas faire pédant dans les milieux un peu voyous, un peu artistes, que je comptais fréquenter. Je serais écrivain, mais je me préoccupais moins de noircir le papier que d’étoffer mon CV de métiers qui feraient bien sur une quatrième de couverture.
Je suis devenu ouvreur dans le plus grand cinéma de la capitale, en frac rouge et noir. La séance étant « permanente », j’utilisais une lampe à pile argentée, grosse comme un sceptre, pour placer les spectateurs. Puis je lisais Proust à sa lumière - quelle classe, les amis ! Un autre garçon juste sorti du service militaire appréciait cette planque mais, pour moi, voir un même film à répétition faisait grossir l’ennui comme une tumeur. Autre forme d’ennui : notre chef aimait aborder les jeunes ouvreurs dans les allées obscures, s’enquérir de notre travail, donner quelques conseils judicieux, et tenter des attouchements illicites. Il fallait de l’agilité pour garder sa vertu sans faire esclandre (car ses gestes étant réprimés par la loi de l’époque, la police serait intervenue, et nous ne voulions tout de même pas lui faire ça). Mais la tumeur allait s’éclater, et un jour je suis parti - pour New York.
Revenu, j’ai été garçon dans un café de Fleet Street, quartier des grands journaux. Une chroniqueuse très connue à qui je servais un de nos plats rudimentaires m’a interrogé, et a dit « On va quand-même te sortir d’ici », mais je ne l’ai plus revue.
J’ai donné des leçons particulières de latin, gardant une seule page d’avance sur mes élèves.
Un vieux monsieur a loué mes services pour le rituel de remplacement des ustensiles de cuisine pour les Pâques juives. Tout contact, même indirect, avec ceux de tous les jours était proscrit. Je l’ai aidé aussi à vider un placard, à la recherche du manuscrit d’un roman de jeunesse. Nous parlions plus que nous ne travaillions, mais j’étais payé.
C’est alors que la période glamour a commencé. Un ami de passage m’a proposé d’être habilleur de théâtre pour un chanteur dans une « revue intime », genre disparu aujourd’hui, enchaînant des numéros chantés ou joués, légers, sarcastiques, autour d’un vague sujet. Sans les porter moi-même, je m’approchais au plus près du strass et des paillettes.
Le travail de base consistait à prendre chaque costume sur un cintre et l’y remettre plus tard. Mais j’étais aussi valet, assistant personnel, confident.
J’ai dit « glamour ». Tous, des vedettes en haut à nous en bas, nous baignions dans l’ambiance du théâtre, goûtions les applaudissements, gardions un petit trac chaque soir. Quand le spectacle a fermé, la star féminine a donné une fête dans sa maison de Hampstead, sur les hauteurs de Londres. Le jardin était constellé de bougies, réplique en miniature des lumières de la ville en bas. N’en trouvant pas de plus ordinaire pour moi, elle a pris un verre à pied et en cristal, disant « Le plus beau sera pour toi, car nous t’adorons tous. » Je pense qu’elle ne m’avait jamais remarqué avant. Mais je l’ai cru. Je participais à cette sentimentalité généralisée par laquelle les gens de théâtre se rassurent.
J’ai trouvé le même travail dans une comédie musicale sur le gangstérisme américain. J’habillais un groupe de choristes hommes. L’ambiance était plus dévoyée, plus hilare. Un d’eux, un petit rondouillard, avait un réseau sensationnel et nous racontait chaque lundi sa fin de semaine. « Elizabeth Taylor était là, elle s’est même assise sur mes genoux. »
J’ai fait la connaissance du jeune Jeff, habilleur en attente d’être comédien. Tous les soirs à l’entracte nous partions dans le pub voisin, ingurgiter de hauts verres de bière plate, celle qui grise sans faire roter. Un soir, la griserie nous ralentissant, nous sommes rentrés dans les coulisses en retard. Les gangsters en manteaux de poil de chameau devaient quitter la scène, les tomber, saisir les casquettes sur nos têtes, rentrer les bras dans les vestes tendues, et ressurgir flics. Ce soir-là, ils sont restés gangsters courant aux trousses d’eux-mêmes.
Un soir que Jeff était malade, j’ai dû acheter les sandwiches pour ses quatre protégés, gangsters qui parlaient alors que les miens chantaient seulement. J’ai rendu la monnaie. Ils m’ont rappelé, sévères, voyant que Jeff les grugeait tous les soirs (il me l’avait dit, mais qu’est-ce je pouvais faire, ne connaissant pas les marges ?). Jeff a subi leurs foudres. Il m’a juré qu’il prendrait sa revanche. Le lendemain, sorti de scène un instant pour se changer et revenir en smoking, le plus acariâtre a tiré en vain sur la fermeture de sa braguette – et a dû rentrer en scène, en tenue de soirée jusqu’à la taille, mais avec un pantalon à grands carreaux.
Un soir, Jeff était effondré. Lors d’un des passages à vide d’une soirée d’habilleur, il a sorti un papier. « Ma mère » - sa voix tremblait – « a découvert un paquet de lettres d’amour que j’avais échangées avec un garçon. Elle m’écrit ceci. » Il a déplié la feuille et l’a lue. Ce qui m’a le plus frappé, alors et encore, est qu’il a joué le rôle de sa mère, prenant ses intonations déchirées pour faire les reproches, envers lui et elle-même (« Est-ce quelque chose que j’ai fait, moi ? »).
Enfin, j’ai sorti mon diplôme de derrière mon dos, et me suis trouvé devant des classes, primaires ou secondaires, peu importait pour les autorités. J’ai découvert que j’étais le genre d’enseignant que j’avais détesté étant élève. Nommé pour un trimestre dans un collège, j’ai fait semblant, un vendredi, de m’être trompé sur la durée, d’avoir d’autres obligations. J’ai pris ma valise laissée dans les vestiaires, l’Underground jusqu’à la gare de Victoria, et un train pour Douvres, où attendait le paquebot. Je n’ai jamais plus travaillé ni vécu à Londres.
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Je la vois. Assise.Jambes épilées, nettes. Brushing impeccable. Habillée simplement, classe lui répéte souvent sa meilleure amie.
Maquillage discret, et la bouche ourlée d’un rouge corail. Est- elle belle? simplement vivante…
Elle attend son tour, a pris son ticket pour la file d’attente et observe discrétement les gens présents dans ces locaux ASSEDIC.
Un homme sans âge, le cheveu gras, une grande frange ramenée sur son crâne chauve. Elle l’a déjà vu… ah! oui, il faisait ses courses, la calculette à la main, digne avec son panier maigrement rempli.
Et cette grosse dame dans un coin, et cette grande fille élancée au regard si dur. Des gens anonymes, inconnus. Elle regarde, croque des portraits comme un peintre.
Cette salle d’attente lui paraît tout à coup insupportable. C’est à s’y méprendre, comme l’attente à l’hôpital. Atmosphére glacée, tendue et vos entrailles qui gargouillent. Pauvres sourires en coin. On s’épie, on se jauge, on se scrute.
Réplique du film “Pédale Douce” : ” Vous en êtes?”
Tous là, dans ce même attentisme, cette attente froide et glacée comme un bloc opératoire.
“Vous en êtes ?” oui, je suis au chômage, ou j’ai eu un cancer. N’est ce pas la même chose?
Tout à coup pourri, plus bon à rien,rongé et la vie entre parenthéses. Traitements, chimio, rayons, chrirurgie et autres réjouissances.
C.V, lettres de motivation, ateliers de n’importe quoi, qu’importe le titre pompeux, puisque celà ne sert à rien.
Rien qu’à attendre, être en sursis.
Et cette image dans la glace est ce bien moi?
Moi, défait, amaigri,cicatrisé, blessé, mort dix fois et réssuscité tout autant.
Moi, le malade victime aussi d’un doux euphémisme qui risque bientôt de faire de moi ” pas un technicien de surface”, mais un mort pour longue maladie. Ni fleurs. Ni couronnes. Et l’ASSEDIC comme enterrement de 1ére classe.
Et ces gens qui vous regarde d’un air condescendant. Ces voisins dont la porte se ferme toujours trop tôt.
Et ce courage qu’il faut aller puiser au tréfonds de soi.
Croire que demain sera meilleur, et les lâches et les couards qui vous abandonnent…
Et cette compassion affichée de toute part…
Et ces regards dans lesquels vous ne voudriez plus vous voir…
Es ce la vie qui vous abandonne?
On est plus qu’un reflet, le miroir de la peur des autres.
Les gens vous regarde. La jeune femme aux jambes épilées, s’en fout. Elle attend. Un conseiller qui ne verra rien. Un conseiller qui n’a pas été formé à ” l’humain”.
Est elle belle et vivante?
Elle affiche ses jambes parfaites. Image lisse. Et le chagrin dedans.
Chômage et maladie, dit elle en souriant: “la double peine”.
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- Salut P’pa, salut M’man !
- Ah, c’est Dick ! dit Rita à John.
- Qu’est-ce qui t’arrive Dick ? Voilà six mois qu’on ne t’as pas vu ! ajoute John.
- Ah ! ne m’en parlez pas, répond Dick. La banque a été rachetée, du coup le service informatique a été liquidé, résultat 150 salariés mis à la porte !
- Tu n’as pas cherché autre chose, questionne la Maman, tu as une formation et une expérience pas négligeables quand même !
- Tu ne te rends pas compte de la galère en ville, des gens comme moi on en trouve à la pelle dans les rues. Alors si tu n’es pas pistonné… et encore un sacré piston… c’est même pas la peine d’essayer !
- Je vois que ta voiture est pleine de colis, tu déménages questionne le Père ?
- Tu l’as dit répond Dick ! La maison, nous n’avions pas fini de la payer et comme nous ne pouvions plus rembourser les prêts, on nous a carrément mis à la porte !
- Alors tu es à la rue s’inquiètent John et Rita de concert ? Et ta femme Monica ? Et ta petite fille Rita ?
- Ne m’en parlez pas ! répond le fils, les larmes aux yeux. A son tour Monica a été virée de sa boite d’Assurances. Alors pour survivre, on a décidé de retourner vivre chez nos parents, et Mary, la petite, a suivi sa mère !
- Mais comment allons-nous faire, dit Rita. Ici on n’aura pas assez Dick, pour te faire vivre !
- T’inquiète pas M’man, je trouverai bien des petits boulots de dépannage informatique chez vos copains paysans !
John répond gravement : « Tu sais vivre de la ferme, c’est du passé Dick ! A présent tous les agriculteurs ont un travail à l’extérieur. Nous, à notre âge, on s’en est lassé. Mais, comme dit ta mère, on en aura pas assez Dick, pour vivre à trois ! Bon, on va quand même pas te laisser à la porte, on vivra plus chichement. Tu nous aideras à faire un peu plus de jardin, nous élèverons quelques volailles de plus…
- Ah dit Dick, si seulement, on avait une ASSEDIC, comme en France !
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Encore une porte qui se referme sur l’espoir. “On ne peut rien faire pour vous”. Encore et encore cette maudite phrase qui suit toujours le vous êtes trop ci ou pas assez cela, trop vieux, trop diplômé, trop cher, pas assez expérimenté, pas assez flexible…, Monsieur. Dans l’art des excuses faussement polies, les Assedic et compagnie sont dotées d’une créativité sans limite.
On a l’habitude pourtant, avec le temps on devrait le savoir. Derrière les portes il n’y a jamais d’espoir, la seule chose qu’on gagne à pousser ces portes, c’est de se les faire refermer sur les doigts dans un grand et douloureux claquement vous emprisonnant en Enfer.
Car l’Enfer est le chômage. Pas à cause de la précarité financière dont il finit toujours par s’accompagner. Pas à cause de la solitude, la famille et les amis s’éloignant de vous, un peu par leur faute, la “fréquentation” d’un chômeur étant soit honteuse soit dénuée d’intérêt, un peu par la vôtre, ne supportant plus l’affliction et la pitié dans les regards de ceux qui vous aiment pourtant encore. Pas à cause de la découverte du verbe être, tenu en camisole pendant toutes ces années de labeur par le verbe avoir, la découverte de ce qu’est exister et non pas uniquement posséder. Pas à cause du réalisme pessimiste qui vous emplit d’assister passivement à l’anéantissement de notre société de citoyens solidaires et à l’avènement d’une société de consommateurs égoïstes… Non, l’Enfer du chômeur, ce sont ses mains.
Dressées à travailler, elles se retrouvent sans maitre, et malgré les moultes activités avec lesquelles on tente de leur faire passer le temps, elles commencent à errer dans les limbes. Elles piaffent, elles ruent, elles tournent en rond dans une cage qui n’existe pourtant plus. Puis des myriades d’œil de cyclopes égarés éclosent sur vos doigts, une bouche monstrueuse se fore au milieu de vos paumes. Et chaque jour, chaque heure, chaque minute, chaque seconde, ces mains diaboliques vous jettent un regard visqueux de reproches en répétant sans cesse d’une voix stridente : du travail, du travail, du travail, du travail…
Vous luttez, tentez de les ignorer de toutes vos forces, et de résoudre jusqu’à la limite de la folie une énigme insoluble : comment se boucher les oreilles sans main ?
On finit par renoncer à les bâillonner, à les aveugler, et ces mains maléfiques qui sont pourtant les vôtres vous prennent alors. Elles deviennent vous, s’emparent de votre être tout entier ; votre corps est une main géante dévorant votre chair et votre âme.
Et quand les portes se referment, vous, Main, vous prenez encore une claque sonore. Vos mains saignent, votre cœur pleure en silence, vos yeux tremblent secrètement de cette peur de ne plus être vous-même à jamais… et tristement, jour après jour, année après année, vous serrez chaleureusement la main de votre voisin, de l’ouvrier, de l’employé, de l’artisan, de tous ceux qui seront fort bientôt jetés dans ce même Enfer.
Tags: chômage, Enfer, licenciements
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(1)*
- Hahasiah ?
- Oui Maître ?
- Tu vois cet homme, là-bas ? Celui avec la canadienne rouge et qui sort des ASSEDIC ?
- Hmm ?
- Il est désespéré… Il faut que tu interviennes immédiatement ! Si je t’ai nommée auprès de moi, au Septième Ciel, comme Ange de la Miséricorde, c’est pour ce genre d’intervention….Cet homme va tourner à droite, sur le boulevard Gambetta ; au bout de la rue il y a un pont sur l’Aisne. L’eau est très froide. Il veut se jeter dedans. Je le lis dans sa tête, sa pauvre tête sur laquelle une employée des ASSEDIC vient d’assommer un dernier coup…
Il se considère comme inutile sur cette Terre. Il est seul. Sa femme l’a quitté, son fils de 17 ans est en prison pour coups et blessures. Malgré son CAP de menuiserie on vient de lui accorder l’aumône d’un poste de « technicien de surfaces » (2)* à temps partiel dans une société d’intérim. Trouve-lui des raisons de vivre …
- J’ai l’habitude, Maître, mais ce cas me semble bien désespéré. Que pourrais-je trouver qui lui montre son importance sur Terre ? Ne devrait-on pas le laisser libre d’agir ?
- Non je te dis ! Prouve lui que tout le monde est utile, même lui. Allez !
L’homme a effectivement tourné à droite et s’approche du pont qui enjambe l’Aisne. Il se souvient d’un temps où il allait pêcher sur la rive. Dès le matin il partait en vélo avec des copains, sa canne à pêche en travers du dos, un bon casse-croûte dans sa sacoche. Comme tout ça lui semble loin !
Il descend sur la berge enneigée. Encore quelques pas et ce sera terminé.
Il aperçoit une femme. Elle est jeune, belle, en haillons malgré le froid. Elle se penche sur le rebord du quai comme si…
- Arrêtez ! Ne faîtes pas cela !
Il lui prend la main. Elle est glacée. Ses doigts sont rougis par le froid et engourdis. Il lui parle doucement. Il essaye de la consoler.
Alors Hahasiah (car c’est bien elle, cet Ange que la Kabbale décrit comme celui du Septième Cercle, qui s’est incarnée pour tenter de sauver l’homme désespéré) se met à parler…
Sa voix, que des siècles de souffrances humaines ont finit par imprégner d’un accent qu’aucune comédienne humaine ne saurait égaler, lui décrit la lamentable situation dans laquelle elle se trouve. L’homme entoure ses épaules dans un geste d’affection et l’éloigne doucement de la rive mortelle.
Du temps a passé ; le printemps a remplacé l’hiver et le Maître se promène sur les Champs Elysées. (Non, pas à Paris ! Ceux de la Mythologie bien sûr !). Chemin faisant il croise Hahasiah.
- Alors Mon Ange, comment s’est passé ton sauvetage de l’homme à la canadienne rouge ? Car tu l’as sauvé, n’est-ce pas ? Tu sais qu’on ne peut rien me cacher ! (Le Maître, détendu, s’accorde parfois des moments de familiarité…)
- Eh bien, contrairement à ce que je pensais ça n’a pas été trop difficile. Il m’a emmenée chez lui. J’ai pu me réchauffer, manger et j’ai dormi dans son lit. Non ce n’est pas ce que vous pensez, en tout cas… pas ce jour là ! Bref, au bout de quelques jours, il avait trouvé son utilité dans la vie ! Il m’avait sauvé de la mort. Cela a été pour lui l’occasion de se souvenir que celui qui donne la vie a toujours une dette ineffaçable envers celui qui la reçoit. Puis le sentiment qu’il avait pour moi a enfin comblé le vide affectif dans lequel il se trouvait. Vous voyez Maitre, le cœur des hommes n’est pas très compliqué ! A l’avenir, vous devriez peut-être sous-traiter ce genre de problème à des Anges de plus bas niveau ! J’en connais plein que cela distrairait des B.A quotidiennes. Après tout, s’il est vrai que les Anges n’ont pas de sexe, ils (ou elles) en auraient bien besoin de temps en temps.
*(1) Le titre est inspiré du film « La Vie est belle » (« It’s a Wonderful Life ») de Franck Capra, dans lequel un homme est sauvé du suicide par un Ange qui lui démontre son utilité sur Terre.
*(2) création récente pour « balayeur », au même titre que « malvoyant » pour aveugle ou « minorité visible » pour nègre.
Tags: Ange, dieu, solitude
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