Réflexions venues de l’exposition sur Sénèque à la Bibliothèque, ses citations qui éveillent l’esprit, ses photos des bords de la Méditerranée qui éveillent les sens.
Les gens se lient. Les liens sont de toutes sortes. Je ne les passerai pas en revue. Je parlerai de celui qui rapproche les quatre auteurs de Marque-pages Soissons.
C’est l’écriture qui fonde notre relation. C’est elle qui justifie nos échanges. Il y a des élans ; ils viennent d’elle. Des différends, parfois acerbes ; ils mettent en jeu nos idées sur l’écriture. Nous nous retrouvons avec plaisir ; c’est pour parler écriture.
Chacun dans ce quatuor a plusieurs cordes à son arc, en dehors de celle qui nous lie. Mais en partageant le goût des mots, nous jouons (je saute du tir à l’arc à la musique) sur une corde sensible. L’écriture nous fait rentrer dans les ombres et dans la lumière, elle est désir, elle est crainte.
Nos sujets divergent, ceux de Catherine, de Jeannine, de Jean, les miens. Les deux hommes, pourtant, ont l’obsession des racines, les siennes en Tunisie, les miennes irlandaises. Cette préoccupation a pu s’exprimer, s’explorer dans le blog. Comme un appât, elle attend que nous nous y laissions piéger. J’ai une camaraderie d’accroché pour cette autre dépendance.
Les images exposées pour Sénèque ne pouvaient que l’amener là-bas. Elles me font feuilleter aussi des souvenirs de mon séjour dans son pays natal. Jean y est entré dans le monde, y a grandi, le porte en lui. J’y suis passé en coup de vent – un coup qui a quand-même duré une année scolaire. Un ami et moi y avons été recrutés comme professeurs, lui de mathématiques à Tunis, moi d’anglais dans un lycée de jeunes filles de la grande banlieue.
Je fixerai quatre instantanés de ce dense film méditerranéen.
Les plages, les salines de Radès sont couvertes de milliers de flamands roses. Tapis lisse, agité par moments sans raison visible. A l’écart, un de ces grands oiseaux se débat. Il boite, tombe, se relève. Ses pattes aux absurdes et ravissants genoux roses ne le tiennent plus, se croisent, le lâchent, en une lutte qui ne lui enlève en rien sa beauté bizarre. Se rend-t-il compte que la mort espère le rejoindre sur le sable ?
Deuxième instantané. Le dimanche, nous dansons sur la plage, nous autres jeunes expatriés, en repos de nos écoles, nos ambassades, nos centres culturels. Plutôt nous twistons. D’où vient la musique de Françoise Hardy, de Cloclo (que je n’ai affectionnée que pendant ces pique-niques) ? D’un poste de radio, ou même d’un tourne-disque à remonter chaque fois ? La mémoire ne le dit pas. Entre les danses nous rentrons dans les eaux tièdes. L’ami et moi nous nous chamaillons, nous poussons, nous éclaboussons. Nous nous saisissons les bras, à la peau lissée par l’eau. Nous nous arrêtons de bouger. Erika l’Allemande nage à côté. Elle rit. « Mais que faites-vous là ? » J’apprends la lucidité et la tendresse avec lesquelles une femme peut traiter les hommes.
Troisième image. Une troupe venue de France joue une pièce de Giraudoux (ou autre) dans les ruines du théâtre romain de Dougga. Derrière les acteurs sur cette scène, trace d’une civilisation remplacée par une autre, les distants coteaux et collines de l’Afrique du Nord font le décor. La nature redimensionne l’art.
Enfin, les fleurs. Je visite un bout d’aqueduc, romain aussi. C’est le printemps. A la place de la frileuse renaissance qu’est cette saison en Irlande, il déclenche une déflagration de fleurs de toutes couleurs lesquelles, comme les flamands sur la plage, recouvrent tout. M’approchant des vestiges, j’écrase à chaque pas une douzaine de fleurs, chacune délicate, complexe, individuelle, entière. Je laisse derrière moi un sillon de destruction.
Comment communiquer cette prodigalité ? Peut-être en admettant que je m’y essaie depuis ce temps-là sans y parvenir. Cette floraison sert d’exemple : certaines expériences dépassent l’entendement et ainsi la capacité à les écrire. Notre quatuor le sait, et pourtant, au lieu de jouer sagement des partitions à notre portée, nous nous aventurons sur des pages où les notes dansent devant nos yeux égarés. C’est cela, écrire, n’est-ce pas ?
Il y a dans ce texte une sensibilité qui me touche et je crois doit toucher tout lecteur. Les souvenirs de Denis s’épanouissent comme des fleurs délicates : une musique d’abord, celle d’un vieux poste de radio, la tiédeur de l’eau de la Méditerranée glissant sur la peau, les couleurs des fleurs et des flamands roses, enfin la tendresse d’une amitié.
Le cadre ? La mer, un amphithéâtre romain et les collines du golfe de Tunis, comme si le Temps s’était arrêté.
On sait que, lorsqu’une corde de guitare émet une simple note, les autres entrent en résonance “harmonique”, ce qui donne sa “couleur” à l’instrument. C’est ainsi que mes souvenirs vibrent à cette évocation en harmonie avec ceux de Denis mais avec leur propre couleur. C’est bien cette communication entre écrivain et lecteur que tu as réussie mon cher Denis