Archives pour novembre, 2010

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Il a plu, et les vêtements sentent plus fort : la laine du manteau d’Elle prend une odeur âcre, le coton pourtant neuf du blouson de PetiteElle sent le pas lavé. Les étincelles tombent du plafond grillagé avec un parfum métallique fruité. PetitLui et PlusPetitLui, aux cheveux toujours odorants comme des marrons chauds, se mettent en piste. PetitLui se concentre sur son volant, PlusPetitLui sur son état de passager-spectateur. Elle se penche, conseillère. Ce petit départ autonome présage de plus grands, où on ne voudra plus de ses conseils. PetiteElle joue les indifférentes devant leur audace. Lui, mon Maître, chef de cette meute familiale, nous prend en photo, pour dans vingt ans. Moi, je regarde, un lointain grognement d’inquiétude dans ma gorge. Je pourrais m’agiter, protester, énerver tout le monde, mais Lui me voit, et je tiens l’anxiété en laisse, comme il me tient souvent.

Je vois, mais avant tout je sens. Dans ma vie je sens qui c’est et où il a été. Je sais dans quels magasins Elle est allée faire ses courses. Ah, quand elle rapporte la boucherie à la maison sur ses pieds, j’en ai les pattes qui tremblotent.

« Tu m’aimes ? » me demande souvent PetiteElle, me tenant le nez à deux doigts du sien. Non, je suis un chien, je n’aime pas. J’adore. Lorsque PetitsEux reviennent de l’école, mon corps entre en transe. Je suis derviche tourneur. A travers PetitsEux, je suis en présence du grand Sacré.

Le soir, Elle me caresse la tête sous le livre qu’elle lit, et je suis presqu’en paix. La menace s’estompe. Avant de vivre ici, j’étais ailleurs. Les souvenirs, connais pas, mais ce pied qui me cognait, me soulevait en l’air, me tambourinait par terre, fait partie des circuits de mon cerveau. Toute la tendresse du monde ne l’extirpera pas. Parfois, seul, PetitLui lève le pied vers moi, rien de plus, pour le plaisir interdit de me voir m’aplatir, tête entre les pattes, un couinement aigu sortant de ma gueule. Puis il me gratte la tête, soulève mes oreilles pour faire de moi un toutou de dessin animé, les laisse tomber et met son visage, le savon du matin le parfumant encore, dans mes poils soyeux.

Quand je renifle, tout est sensible, présent et à venir. Je hume PetitsEux grandis, chacun dans sa vie d’adulte. Les succès, des triomphes même , les échecs, cuisants même , les pâmoisons et les sècheresses. PetiteElle, ce ne sera pas facile, ses engagements intrépides qui vacilleront. PetitLui, oui, il restera l’aîné. PlusPetitLui, qui l’aurait crû, lui si réservé ? Lui et Elle, je les sens prendre la grâce et la charge des années, alors que je serai depuis longtemps entre les racines du pommier.

Demain, rentrés de ces manèges de samedi, nous irons à la chasse, Lui et moi. Fini de rigoler, je suis un professionnel. Je fais mon métier. PetitsEux et Elle ont quitté le paysage, leurs odeurs rangées jusqu’au lendemain. Car là, je ne suis plus animal domestique, je suis chien espagnol, conquistador sous les ordres de son Pizarro. Je suis obéissance, je suis attention. Je suis assermenté.

Lui tire. De volant l’oiseau devient tombant, puis couchant. J’attends, nerfs tendus, l’ordre de Lui. Et je pars, dans les herbes, dans la boue, dans l’eau. J’atteins la bête qui bat ses ailes couvertes de sang, dans l’espoir de replaner dans l’air du haut. Je ne m’excite que pour l’attraper, puis je le tiens avec la douceur pour laquelle je suis sélectionné depuis des siècles.

Je rapporte le gibier, traversé encore d’un spasme emplumé. Je le pose aux pieds de Lui. Je meurs, je renais.

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Lorsque mes parents étaient encore en vie,
chaque fois que j’allais leur rendre visite,
je trouvais un moment pour parcourir les albums de photos de famille.
Je m’installais sur le vieux canapé prés de ma mère
et elle feuilletait ce que j’appelais dans mon esprit « Le Livre du Temps ».
Epaule contre épaule, avec cette proximité physique que nous n’avions plus eue depuis mon enfance.
Nous laissions nos souvenirs errer deci-delà, comme emportés par une brise légère,
voyageant à travers le Temps et l’Espace.
Les doigts de ma mère, déformés par l’arthrite,
tournaient les pages à la recherche du temps perdu,
s’arrêtant de temps en temps sur une photo qu’elle commentait.
Là il y a cette cousine d’Italie dont j’étais secrètement amoureux,
et puis là mon grand-père tenant sur son doigt ce moineau qu’il avait apprivoisé.
Quelquefois, sa langue natale, l’italien, remontait à la surface,
et c’était dans cette langue que ma mère me disait : « Ti ricordi, Jean ? »
C’était doux et amer à la fois…(« Amarcord  » *)
La mémoire est comme la terre de nos jardins :
il faut la retourner de temps en temps, l’aérer, l’enrichir quelquefois…
Les photos ont emprisonné et comme figé ces instants de notre passé.
Elles attendent nos visites pour s’animer et reprendre vie.

Ces albums étaient des objets précieux.
Ils avaient leur existence propre, réelle et concrète.
Ils habitaient avec nous, dans nos armoires.
On leur rendait visite souvent.
Aujourd’hui, avec l’ère du numérique, ils sont une suite de 0 et de 1 dans l’univers binaire de nos ordinateurs.
Nos souvenirs y resteront enfouis à jamais.
Ils finiront leur vie dans un disque dur jeté à la déchetterie
parmi les nombreux restes de notre civilisation.

 

Jean

 

* « Je me souviens » en dialecte romagnol.

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