Archives pour mars 15th, 2011

steradent3Sans le savoir, sans le vouloir, les personnes âgées peuvent être adorables. Comme les bébés, elles émeuvent par leur lutte pour relever les défis du monde, qui dépassent à présent leurs capacités. Innocents ou avisés, les efforts font des deux des Sisyphe, condamnés tous les jours à faire face.

Cela n’autorise pourtant pas à pousser des oh ! et des ah ! de tendresse comme devant une poussette. Les vieux portent le respect qu’ils ont gagné en suivant l’arc qui mène de l’enfance à la vieillesse. Que le trajet ait été brillant ou médiocre, épanouissant ou pénible, une vieille personne arbore une médaille d’or autour du cou, décrochée haut la main dans les championnats de la survie.

Devant moi à la caisse, la dame attire mon attention en vidant le petit contenu de son chariot. Elle se penche, faisant penser à un enfant qui s’appuierait sur la clôture de son parc pour récupérer son nounours et un camion-benne, au risque de basculer et se trouver de l’autre côté, les jambes en l’air.

La différence entre elle et un enfant est la dignité accumulée qu’elle conserve en toutes circonstances. Il ne lui manque en ces circonstances qu’un compagnon plus élancé pour lui tendre les articles.

Je surveille sans vergogne ses provisions - quoi ? le client suivant examinera les miennes, mélange de l’essentiel et du superflu, du banal et du bizarre à ses yeux. Ma dame (drôle comme un seul espace fait passer du poli au familier) a pris deux pâtisseries à la crème. Même le couvercle en plastique ne cache guère le gras industriel effronté. Elle a un autre gâteau, le même en plus grand diamètre.

Aime-t-elle les sucreries, ou prévoit-elle un goûter partagé, avec une voisine ou amie ? Le questionnement peut paraître oisif, mais il signifie que je quitte mon poste d’observateur et, comme un chien qui a volé une guirlande de saucisses, cours chercher un coin retiré où je peux plonger les dents de l’imagination dans la matière. Il ne s’agit plus de tirer des conclusions sur son mode de vie, sa situation, travail d’un sociologue ; mais de faire d’elle un personnage. J’esquisse déjà un contexte, même un titre. Ma petite dame du supermarché devient non plus périphérique mais centrale pour moi. Qu’est-ce que je vais raconter sur elle ? C’est sûr, elle sera transformée. Le sens de sa vie sera, non pas le flou dans lequel tant de gens se lèvent le matin résignés ou bondissants, mais un trait de lumière qu’elle suivra vers un destin - sombre ou radieux, je n’ai pas encore décidé.

Le chariot est vide. Non, pas complètement. Elle ramasse le dernier article, une boîte de Steradent. Je reviens aux réalités. Un regard soutenu mais discret pour voir si le dentier est dans sa bouche ou dans celle d’un tiers absent d’ici. Elle ne sourit ni ne parle. Un air de devoir se suffire à elle-même fait penser que c’est elle qui aura les joues rétrécies et les lèvres ridées au lit.

Voilà deux regards, l’analytique et le fantasmé. Lequel la respecte le plus (les deux sont également bienveillants) ? Faire d’elle l’objet d’une enquête sociologique ou la mettre dans une histoire ? D’une part, l’espionner comme un privé faisant la chasse aux signes (comment aurait-elle mordu le cambrioleur si ses dents étaient dans un verre pétillant sur la table de chevet ?) ; d’autre part, la faire résonner à son insu dans une cérémonie qui relève du sacré, par la recherche de l’incendie sous la surface lisse du quotidien ? La façon de poser la question donne la réponse. Si je vais plus loin dans cette affaire, je ne décrirai pas la dame au caddy, je l’écrirai.

 

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