Anaïs que l’on appelle la jersiaise sourit de toutes ses dents, tête renversée, offerte aux caméras dont les flashes crépitent de toutes parts. Un peu niaise en vérité, trop contente d’elle, trop sûre de ses atouts, elle n’affiche aucun sens critique. Elle ne s’étonne même pas d’avoir été ainsi propulsée sur le devant de la scène alors que le prix n’aurait jamais dû lui revenir, aux dires des voisines. Il faut les voir les péronnelles, elles se poussent du coude, notant les hanches proéminentes qui donnent à la démarche une réelle lourdeur lestée par une gorge excessive. Le tout prenant appui, disent-elles, sur une petite taille, légèrement au-dessous de la moyenne. Et son regard, il n’arrange rien son regard, il manque à ce point de flamme que nul n’aurait le désir de le soutenir. Quant à sa conversation, certaines suggèrent qu’il est permis, au vu de son expression, de l’imaginer plate et affligeante. Pourtant Anaïs vient d’être distinguée contre toute attente parmi la trentaine de concurrentes sélectionnées. Elles n’en reviennent pas, les chipies ! Et voilà maintenant qu’elle évolue sur le podium en mesurant ses pas, guidée par Marie-Ange, son coach, une grande femme un peu sèche et visiblement très à son aise. Anaïs rentrera chez elle différente, et différents seront désormais les regards portés sur sa personne. En deviendra-t-elle plus séduisante ? non, persiflent les mauvaises langues, mais il est probable que cette aventure aura pour effet de lui faire ignorer plus encore  les disgrâces dont l’a dotée la nature. Étonnante Anaïs moquée par ses proches, piégée, couronnée de lauriers réputés mal acquis, amenée à parader sous les murmures désapprobateurs au seul bénéfice de Marie-Ange. Celle-là exulte intérieurement sous une allure détachée et hautaine. Incapable de  reconnaissance, elle se moque bien d’Anaïs dont les succès la gratifient. C’est envers elle-même qu’elle dirige des compliments pour avoir misé sur un bon élément, et tant pis si celui-ci n’a pas recueilli l’intégralité des suffrages.

 

La journée s’avance, toutes deux exécutent jusqu’à s’étourdir des circonvolutions et des tours d’honneur, puis en un instant Marie-Ange se renfrogne et coupe court au manège, entraînant la jersiaise dans sa retraite. C’est la proximité d’un groupe de capoeira qui l’a fait se décider. La tête lui éclatait, elle ne supportait plus le vacarme que faisaient ces jeunes garçons en “tapant sur des casseroles”. Non, vraiment, elle préfère de beaucoup les majorettes de Charchigné et la fanfare des Coévrons que le comité des fêtes a évincé cette fois, pour des questions de mode à n’en pas douter.

 

Ces manifestations, Marie-Ange les pratique depuis des années, elle en connaît le déroulement sur le bout des doigts, et Anaïs n’est pas la première qu’elle mène sur les chemins de la gloire. Et pourquoi ce surnom de jersiaise ? c’est elle qui le lui a  donné en raison d’ancêtres lointains du rameau celtique ayant fait souche dans l’île de Jersey. C’est d’un père de race jersiaise intervenu sous forme de paillettes qu’Anaïs tient sa magnifique robe couleur café au lait et cette tête massive à la carnation de café pur mettant en valeur le tour du mufle blanc. Ses cornes, en forme de croissant serré, sont comme il se doit bien dirigées vers l’avant et le bas. Certes, elle a l’oeil bovin, et comment le lui reprocher alors qu’elle correspond en tous points aux  standards  du herd-book de la Jersey Cattle Society. Marie-Ange répète avec orgueil que l’un des premiers troupeaux de la race, à la fin du dix-neuvième siècle,  fut celui de la reine, au château de Windsor. Et si la race jersiaise est méconnue dans nos contrées, Anaïs n’en est pas moins un beau spécimen, une laitière particulièrement productive, très docile, et qui ne demandait qu’à se montrer affectueuse avec des propriétaires aimants.  Marie-Ange, elle, ne s’intéresse qu’à la valorisation de son cheptel et c’est là que le bât blesse.

 

Encouragée par ses nominations, cocardes et rubans, Anaïs prendra vite du poil de la bête et de l’estime de soi. A tel point que les cornes en forme de croissant si bien dirigées vers l’avant ne pourront éviter Marie-Ange, une matinée de septembre pourtant paisiblement commencée. 

 

Manoleta, 26 mai 2008 

Aucun tag pour cet article.

Ecrits relatifs

Les commentaires sont désactivés.