greveIl y a des moments où l’écriture faillit. Les mots allaient donner des couleurs subtiles au récit, comme les jacinthes bleuissent les sous-bois, puis soudain ils tombent comme les fleurs fruitières sous la grêle, pétales d’un rose devenu vulgaire, collées aux pavés, détritus sans utilité.

Il devait faire irruption dans la pièce, mon jeune, rentré de sa manifestation. Incendiaire, il prendrait la parole avec tant de précipitation que je n’entendrais pas les premiers mots. « Grandiose, le truc ! Ils ne pourront plus nous ignorer. » Il serait lancé, sa vigueur décuplée, triomphant, s’attendant à ce que le monde fût transformé devant cette exigence collective d’un jour, d’un lieu. Ou il serait froid de colère :« Canalisés comme des rats dans un dédale, par des flics inféodés au grand capital. » Toujours grand, son capital, comme pour tomber avec plus de fracas. Ou, enragé, il me sermonnerait sur le détournement de la république, la « chose publique », c’est-à-dire ce qui vient du peuple et lui appartient au-delà des régimes et des politiques (là je glisse mon propre commentaire, lui emploierait des termes autrement lyriques). Ou avec un suprême mépris, il décortiquerait le public et le privé.« La solidarité des citoyens d’un côté, financée par la nation, et le profit individuel, le retour sur capital, de l’autre, voilà le choix des moteurs pour faire fonctionner la collectivité. Maintenant, le terme « service public » fait ricaner la droite et sourire les socialistes, sert aux syndicats pour protéger leurs acquis, et n’inspire plus que les marginaux de gauche. » La crise actuelle ? « Un accident de la circulation. Et je te fais remarquer » - il avait déjà tenu ce propos, n’arrivant pas à cacher sa fierté de l’avoir formulé - « qu’alors que le capital est héliporté aux urgences, la force de travail reste étendue dans son sang sur la chaussée ! ».

Il me fournirait le discours radical, généreux, dont j’avais besoin. L’écriture de mes mots serait le vent qui soulèverait les drapeaux, gonflerait les banderoles, et fouetterait le sang des manifestants.

La porte s’ouvre, il entre. Je remarque le petit crochet de cheveux au dessus de chaque oreille ; je me demande toujours ce que j’aimerais y attacher.

Mais. Mais ses yeux voient sans regarder, car le regard est tourné vers l’intérieur, vers l’enfer dans sa tête. Il est loin du monde, manifestant ou pas.

Mes mots, qui se mettaient déjà en rang pour être écrits, plongent, comme mon jeune aimerait voir plonger le système capitaliste, rendus caducs, futiles, inutilisables. La vraie vie a cogné sur l’orbite de mon imagination, et je suis perdu dans l’Espace. Entre les mots. A quoi bon écrire ? Les mots sont des mégots dans le ruisseau, et je prétendrais en faire monter mes enchaînements de fumée bleutée.

Le vide.

Mais le vide fait aussitôt son appel d’air. Des mots de rechange s’insinuent, comme de l’eau sous la porte, menaçants autant que réconfortants. Je prends mes notes, j’écris ceci.


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Une réponse à “L’eau sous la porte”
  1. Jean-Louis dit :

    J’ai beaucoup aimé. Les mots choisis décrivent bien le décalage de générations. Merci !

  2.