La figure du Diable est, pour l’agnostique que je suis, d’un intérêt bien supérieur à celle de Dieu, son antithèse parfaite. Cette séparation entre deux mondes opposés – celui du Bien et celui du Mal- n’a probablement pas toujours existé. Elle s’est imposée en tout cas dans le monde Chrétien, mais existe aussi dans la religion « mère » du christianisme qu’est la religion juive et s’est aussi transmise à la musulmane dans laquelle le Diable, appelé Cheetan, occupe le même « créneau ». Les Dieux anciens, qu’ils soient grecs, indiens, égyptiens ou Mayas ont des représentations aux caractères diaboliques comme Shiva chez les Hindous (destruction), Hadès (maître des enfers dans la Grèce antique), Kukulkan (le jaguar ou le serpent à plumes des aztèques et des Mayas).
A la différence des religions monothéistes méditerranéennes ces dieux anciens et exotiques étaient (ou sont) vénérés pour ce qu’ils sont : puissants, créateurs ou destructeurs.
Dans l’Europe médiévale les textes étaient copiés et recopiés par des moines qui obéissaient à l’ordre religieux dominant et il est probable qu’une censure stricte a effacé toutes traces écrites des pratiques « diaboliques » de l’époque.
Ces «diableries», qui ont du perdurer un certain temps dans les campagnes européennes, ont été l’objet d’une traque systématique, non seulement physique, comme en témoignent les nombreux cas relatés de sorcières brulées, mais d’un effacement de tous les textes y faisant allusion.
En revanche de nombreuses représentations du diable ont été crées lors de la construction des cathédrales et elles n’ont pas été effacées. Les tailleurs de pierre étaient alors des personnages très puissants et disposaient d’une assez grande liberté dans l’expression artistique. En dehors des gargouilles qui avaient une fonction utilitaire (celle de verser l’eau de pluie assez loin de la façade), ils ont crée les « chimères » et réparti des diables dans des endroits inattendus comme cette « miséricorde »de la cathédrale de Soissons. Dans certains cas, comme à Amiens, les artistes poussaient le « vice » jusqu’à parer ces diables des traits de bourgeois existant avec qui ils avaient un compte à régler !
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Décalée pour coïncider avec le Bac, voici l’image du mois. La petite console sculptée sous l’abattant d’une stalle de choeur s’appelle une miséricorde. Celle-ci se trouve dans la cathédrale de Soissons. Un choriste debout pouvait s’y appuyer pendant d’interminables offices chantés. Le diabolique soutenait alors les voix d’ange. Le mal côtoie le bien. Ce paradoxe, que déclenchera‑t‑il dans la tête et sur le clavier des auteurs ?
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Le studio Vergnol était une fabrique de souvenirs. Les gens y venaient, bien mis, le visage porteur d’une sévérité qui convenait à leur intention de se faire inscrire dans l’iconographie familiale.
J’ai sorti mes vieux calepins, j’ai retrouvé les notes auxquelles m’avait fait penser la façade de la rue du Collège, devenue celle d’un magasin de ce que leur style fugitif me ferait appeler « fringues ». Les notes ramènent avec elles une plage bretonne, toujours la même, où ma fille m’aidait à creuser le sens des mots, comme je l’avais aidée, quelques étés avant, à creuser des trous dans le sable.
1. L’album
“Mes souvenirs font un album de photos, dont certaines sont nettes, d’autres floues. Il y en a qui sont retouchées journellement, au point de ressembler fort peu à l’original, alors que d’autres images sont adoucies par le temps presque jusqu’à la disparition. Tout un paquet est logé en vrac entre la dernière page et la couverture, en attente d’être retrouvé, ou pour ne pas être revu.”
2. La maison
“Mes souvenirs sont des photos qui remplissent une maison. Encadrées d’argent sur le piano du grand salon et formelles sur les murs de l’entrée ; empilées sur des chaises ou par terre, ou sur des étagères branlantes ; autour de la glace de la coiffeuse, à fixer quand je me regarde de près. Les plus précieuses au chevet du lit ; d’autres couvertes de poussière et fragilisées par la chaleur sous le toit du grenier ; dans la cave, leurs coins sont mangés par des moisissures, les visages troués.
Par une après-midi de pluie, je passe des heures à les feuilleter. Cela m’arrive d’en chercher une, avec une irritation grandissante à ne pas la trouver. Distrait, j’en découpe et recolle, la tête de l’une sur les épaules d’une autre, cette maison contre ce paysage qui ne l’a jamais entourée. Je peux passer à côté des plus en évidence sans les voir. Devant les plus infernales, la répugnance ou la honte me font détourner la tête.”
3. La salle de bains
Ces jours-ci je chamboule notre exigu WC/salle de bains mansardé pour en faire des toilettes séparées et une salle de douche encore plus réduite. Après nous être agenouillés dans la baignoire pendant des décennies, comme pour une prière matinale qui laverait l’esprit alors que l’eau faisait partir les poussières de la nuit, nous allons nous dresser. Nous aurons la seule douche de la commune avec un plafond pentu, mais un message Internet aux enfants peut déjà se titrer « Debout les douchés de la Terre ! ».
Le démontage développe, comme dans un bain révélateur, la mémoire de ce premier aménagement. L’image est faite, non pas d’événements ni de personnes, mais des matériaux et des gestes faits pour les placer. Les bords des lés de laine de verre qui piquait les mains et la gorge sont recouverts d’une bande adhésive collée avec le soin exagéré d’un débutant. Les têtes à fente des vis ont été serrées rageusement avec un tournevis à main, l’outillage électrique se limitant alors à la perceuse munie, détail malcommode, d’un câble et d’une prise. Un méplat suit centimètre par centimètre le pourtour du placard qui prolonge la baignoire, preuve que le temps n’était pas compté. Le bois du grand porte-serviette a servi aussi à faire le dérouleur de papier hygiénique. L’embrasure d’une fenêtre de toit, ajoutée plus tard au-dessus de la cuvette, évitait enfin à l’homme debout de se cogner la tête.
A la différence des souvenirs visuels et affectifs des gens et des endroits, ce petit chantier de rénovation fait revenir le passé des doigts, des bras. Les astuces, les vices cachés (quoique flagrants à mes yeux), les solutions bâclées ou ingénieuses : j’en porte la mémoire, non pas entre, mais dans mes mains.
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Catherine va rendre visite à sa mère hospitalisée. Auprès de la malade muette ou presque, elle poursuit ses réflexions dérisoires au regard du drame qui se joue à côté d’elle. Du sentiment de solitude et de l’incommunicabilité des êtres…
Sylvie a téléphoné. Elle voulait avoir de tes nouvelles…
…
Je dis, Sylvie a téléphoné, elle voulait avoir de tes nouvelles.
…
Sylvie… Sylvie a appelé! Elle voulait savoir comment tu allais
…
Ca va?…
…
Oh, depuis tout à l’heure, je cherche le nom d’un journaliste… Il est présentateur sur Champagne-Ardenne… Champagne-Ardennes… Au journal télévisé de Champagne-Ardenne…. Je me souviens pas… J’ai le nom sur le bout de la langue… Il présente le journal de Champagne-Ardenne, à la télé… C’est un nom compliqué… Non, à Champagne-Ardenne, à la télé… Ah, c’est bête! C’est un prénom original… Lui, il ne me reconnaîtrait pas, mais moi je le reconnaîtrais dans la rue… C’est pas un nom courant… Oh, c’est sûr que je vais le trouver, quand je partirai… Un présentateur télé sur Champagne-Ardenne…
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P’tit bureau
P’tite usine
P’tite cuisine
dans P’tit boulot
P’tit paletot
P’tite copine
Jour de frime
dans p’tite auto
P’tit tango
P’tit amour
Trois p’tit tours
et p’tit marmots
P’tits bibelots
P’tits amis
P’tites parties
dans p’tit studio
P’tit mélo
P’tit bonheur
c’est plus l’heure
d’être un héros
P’tit tricot
P’tite voisine
Il devine
Ce sale cabot
Qu’à mon grand âge
près du rivage
mon p’tit sillage
ne r’mue pas l’eau.
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Pour accompagner l’exposition sur les violences conjugales à la Bibliothèque
Permettez-moi de dire que rien ne le vaut : ni le sport ni le sexe ni l’alcool, ni même la Belle, qui était héroïne de mes jeunes histoires. Le poing se forme, se serre, puis descend sur la peau, écrase la chair, rentre dans le muscle et s’arrête sur du solide, les os qui maintiennent tout. C’est alors seulement que le corps, déséquilibré, tombe. Cela est particulièrement sensible sur les bras, la poitrine ou, dans une moindre mesure, le dos. Une gifle convient mieux pour le visage, mais elle doit être majestueuse pour obtenir une chute.
Vous comprendrez que c’est ce dernier effet qui compte pour moi. La première fois que j’ai « cogné » ma femme (je mets des guillemets pour prendre mes distances par rapport à la vulgarité du mot), j’en étais le premier surpris, de me trouver en train de lever la main sur celle avec laquelle j’avais ce qu’on peut appeler « un contrat de tendresse ». Elle est tombée contre le mur et puis par terre.
Son premier geste a été, non pas de crier, ni de pleurer - ni de se relever furieuse et me cogner (là le mot convient pour son imprécision) avec ce qu’elle aurait trouvé sous la main - mais de tirer sur sa jupe, qui était remontée jusqu’aux cuisses. J’ai compris que, pour sortir gagnante de nos conflits, elle allait me refuser son intimité. Ce qui fait qu’après de tels affrontements faire l’amour, au lieu du partage recommandé, tenait du viol.
La première fois, je lui ai donné aussi un coup de pied. Par la suite, c’est un geste que je n’utilisais que dans de rares cas que j’exposerai plus loin. Normalement, il me suffit de la voir étalée disgracieusement. Si elle reste à genoux, j’achève le mouvement avec mon pied, mais on n’appellerait pas cela un coup.
D’où vient cette violence dans un couple ma foi assez uni, me demandera-t-on. Assez curieusement, je dirai que je ne sais pas vraiment. Quelque attitude de ma femme, ou même pas. Un policier qui s’en était mêlé s’est enquis de mes relations avec mes parents. Bon, j’ai reçu beaucoup de coups, mais j’abhorre ces balivernes « psychanalytocs » puis-je dire. Parfois je pense à ma mère en frappant ma femme, c’est tout, et c’est normal. Toutes les deux sont femmes.
Je parlais de coups de pied. Je ne les pratique que lorsque je perds mes moyens. Alors j’enrage, je m’acharne, les coups partent dans tous les sens, il peut y avoir du sang et même, c’est rare mais extrêmement regrettable, une fracture. Il s’agit dans ces cas de ce que j’appellerais une colère « rouge ». Comme si j’avais un voile de sang devant les yeux, je ne me maîtrise plus. J’ai le cœur qui bat, la tête qui tourne, la mâchoire qui se serre à faire mal.
C’est tout autre lors d’une colère « blanche ». Je fais et me regarde faire, je garde la distance pour apprécier la force de mes coups. J’ai une stratégie d’attaque que rien, et certainement pas elle, ne m’empêchera de mettre en œuvre. Précision et exactitude dirigent mes poings, le minimum d’effort pour un maximum d’effet.
La « rouge » me laisse pantois et confus ; la « blanche » m’apporte cette sensation au-dessus de toutes les autres dont j’ai déjà parlé. Je suis envahi par un sentiment planant de culpabilité. Elle remplit mon corps, mes membres. Souvent, je m’allonge à côté de ma femme, pleure et la supplie de me pardonner. Parfois, et c’est encore « mieux » peut-on dire, je reste debout, pour sentir tout le poids de la honte sans fléchir. La honte pour ce que je viens de faire à ma femme génère des sanglots au fond de ma poitrine. Je sais que je suis en vie, pleinement, le temps que cela se décante, se calme, s’évanouisse, me laissant comme une épave sur la plage lors de la marée descendante. Une épave, mais une épave comblée. Pour un temps.
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Poc
Vous savez, j’ai 75 ans, je joue depuis 3 ans, je ne suis pas un bon joueur, mais le golf, ça m’a sauvé la vie
Poc, poc.
Non, pas comme ça, tournez sur les hanches. Qu’est ce que vous prenez comme fer? Non, celui là c’est pour quand on est dans le sable. Prenez le 5 ou le 7.
Poc.
J’avais jamais fait de golf. Moi, c’était plutôt le foot, le dimanche. Ma femme n’a jamais rien dit. Elle m’attendait. Et puis elle est tombée malade. Pendant 8 ans, je l’ai poussée comme ça, dans un fauteuil roulant. Puis elle est morte. J’ai fait deux déprimes, regardez, j’ai même fait une tentative de suicide en me tailladant les veines. Je pouvais pas supporter. C’est dur d’être seul.
Poc.
J’allais dans des bals, pour trouver une autre femme. Mais sans enthousiasme. Une fois j’en ai trouvé une, elle me collait.
Poc.
Non, tendez le bras, plus que ça… Voi…là! Bien, bravo! Bon coup! Je suis un bon prof… Je vous demanderai 20 Euros, c’est pas cher…
Poc.
Et puis j’ai pris peur. J’ai préféré rester seul. Quand il fait beau le golf, quand il pleut je mets les cassettes. Il faudra que je garde une chambre rien que pour les cassettes…
Poc.
Un jour, j’étais en pleine déprime, j’ai vu une publicité sur le golf, une promotion. Je me suis dit pourquoi pas? Tu vas te faire plaisir pendant quatre heures, si ça te plaît pas, tu n’auras rien perdu. Et puis j’ai pris 33 heures de cours, ça m’a plût tout de suite. On voit des gens, on parle, on marche dans la nature… Tant qu’on a les yeux sur cette balle, on ne pense à rien d’autres. Les soucis, psitt… Derrière!
Poc.
Commencez à accélérer quand vous êtes à hauteur de la taille, pas avant, le golf va prendre de la vitesse…
Poc.
Vous savez, moi, je n’ai pas d’argent, je suis un pauv’ retraité de l’Edf…
Poc
Peut être que je devrais retourner à ce bal…
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Elle peut être la dernière de la longue série de photos qui ont déclenché près de deux cents écrits sur Marque-pages Soissons depuis 2007. L’image se met en mots, qui l’éclairent, l’amplifient, la détournent : voilà une idée fondatrice du blog. Le rattachement à Soissons et ses environs en était une autre. Par l’imagination, le souvenir ou la réflexion, nous pouvions soit approfondir soit nous envoler de notre quotidien.
Venons-en enfin aux Soissonnais, tels qu’ils se sont fait tirer le portrait au siècle dernier dans le studio Vergnol de la rue du Collège. Encadrés dans la vitrine, quelles prise donnent-ils à une mise en mots ? Attendons les résultats dans ce joli mois de mai.
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Un jour mon fils a fait la connaissance d’un tailleur de pierres. Celui-ci travaillait à Saint Pierre Aigle, petit village à quelques kilomètres de celui où j’habite.
La carrière de Saint Pierre est réputée. Elle contient un espace délimité par des clôtures, dans lequel on extrait les pierres destinées à l’entretien de la cathédrale Notre Dame de Paris. En effet ses pierres d’origine proviennent du sous-sol parisien mais ce dernier, véritable gruyère, ne peux plus fournir de matériaux, au risque de voir s’effondrer le sol en surface.
Ce tailleur de pierres donc, en visite chez mon fils, est venu faire un petit tour chez moi.
Il a regardé les murs de ma maison et… il a lu dedans !
C’était un spectacle étonnant. On aurait dit qu’il lisait un livre dont il feuilletait les pages.
Les blessures de la « grande guerre » (la seule qui ait marqué notre région) revivaient sous ses doigts. Ils caressaient les vieilles cicatrices, faisant renaitre le passé.
« Le mur a été effondré jusqu’ici » disait-il en plaçant sa main à une hauteur d’un mètre cinquante. Moi je n’y voyais rien, sauf peut-être une petite différence dans l’ordonnancement des pierres. « Le travail de restauration a été fait par des maçons italiens. Je reconnais leur facture ».
« Ils ont utilisés le matériau effondré, avec seulement quelques apports de la carrière ».
Une pierre comportait une gravure en forme de flèche à double barbillons. « C’est la signature du maçon. Généralement ces pierres étaient placées près de la porte d’accès afin que les visiteurs la voient. Une publicité en quelque sorte… »
Son regard a été attiré par une grande pierre à moitié enfouie qui avait une forme trapézoïdale.
« Ceci est un ancien linteau de porte. Celle-ci a été supprimée. Le linteau est devenu inutile et a été déposé là, peut-être pour un usage ultérieur. La pierre marquée est restée en place. »
Quand le tailleur de pierres est reparti, il a laissé comme un vide.
J’ai beau regarder mes murs, c’est comme si je regardais un manuscrit chinois. Je sais que cela signifie quelque chose mais je suis incapable de dire quoi.
Et je songe à l’histoire des cathédrales, à la somme de travail fourni, quelquefois sur plus de cent ans. Nos guerres ne les ont pas épargnées non plus. Les cicatrices laissées par les obus constellent leurs façades, nous rappelant que la violence qui était courante à l’époque de leur construction est encore bien présente.
Jean
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Le dernier jour du mois. Depuis plus de trois ans, je termine alors un écrit pour Marque-pages Soissons, inspiré (sans nécessairement être « inspiré ») par l’image mensuelle. Pamphlet, conte, réminiscence, essai, le plus court possible. Je commence parfois par me poser la question « Mais que diable pondre sur une telle photo ? », puis découvre à chaque fois la surprise délicieuse et troublante de voir émerger quelque chose, presque toujours loin de mes préoccupations quotidiennes, ou alors proche, mais sous une lumière inédite.
Cette fois, j’ai envisagé une sorte de duo entre un geste primitif, fondamental, et des illustrations presque miniatures du comportement humain de notre ère. Seulement, cette fois il prend des dimensions qui exigeront, soit de l’abréger férocement, soit d’en faire autre chose, ailleurs. Par fidélité à mon engagement (sans mérite, car c’est moi qui m’enrichis en le respectant), je mets quelques fragments en ligne. Allez minuit, retiens-toi le temps que je le mette !
Des pierres et des hommes
La première pierre est enchâssée dans la terre, émergeant à peine. Je l’en détache, mes doigts servant de levier. Sa forme reste derrière elle comme un demi-œuf en creux. Je la soulève à deux mains.
Eglise St Jean-Baptiste de la Salle, Paris. Dans le groupe d’endeuillés devant la double courbe des marches qui montent à l’église, Philippe l’aperçoit mais hésite. Est-ce Adrienne ? Ayant été jeunes collaborateurs sur un livre, ils ne s’étaient retrouvés que des décennies plus tard. Il était sûr qu’elle avait alors dû, comme lui, chercher le visage familier sous la charge des années. Mais allez, c’était fait. Le vieillissement qui déguise et déroute était reconnu une fois pour toutes.
Pourtant, ces quelques années plus tard, le doute est revenu. Il faut à nouveau examiner de loin ces traits, les aligner avec ceux de la jeune puis la moins jeune femme. Plus ou moins décidé, il avance vers elle. Entre les deux personnes avec lesquelles elle discute, Adrienne le voit. Une fraction de seconde elle laisse repartir son regard, puis il revient sur lui. Elle dit « Tiens ! ». Autant qu’un signe de reconnaissance, Philippe y voit l’intention de gagner encore une fraction d’instant. Ils viennent l’un à l’autre, se penchent, s’embrassent, avec le sérieux qu’exigeait la situation, mais dans un soulagement presque rieur. Philippe et Adrienne se reconnaissent, au moins cette fois-ci.
Nous prenons une pierre dite « à deux hommes », car il faut être deux pour la manier. Nous la plaçons.
La Civette, Soissons. Le gamin me regarde, moi Dylan, à la sortie du tabac. Je porte mon pantalon large à treillis, mon débardeur noir avec un aigle et plein de mots en anglais en courbe au-dessus de sa tête, mes chaussures conséquentes, peut-on dire. Je tire sur ma cigarette, la tenant entre le pouce et trois doigts, comme un pied de verre à vin. Je tire comme si mes poumons ne pouvaient respirer que cette fumée. Le gamin m’a attendu dehors. Il me regarde, dans ses yeux une affamante aspiration à faire comme moi, à avoir mon air, à m’être. Je tire sur son regard comme sur ma cigarette, mais ne le retourne pas. Allez, petit con, on y va ?
La deuxième rangée se pose, épousant la première. Elle suffit pour identifier ce que nous ne savons pas encore appeler un mur.
Clos du Phénix. Je tire l’ongle de mon pouce à travers mes lèvres. Dans ce visage bouffi par la mousse à raser, elles en sont dégagées. C’est le même geste que je voyais faire mon père lorsque toute la famille partageait une chambre pendant les vacances de bord de mer. La sensation est trouble. Malgré nos différences et différends, nos distances et incompréhensions durables, tous mes efforts pour m’en séparer et distinguer, pour être un autre homme, me voici lié à lui par ce geste. Il est banal mais, en le reconnaissant comme le sien, j’en fais une partie de mon héritage paternel, mon patrimoine.
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